La r alit face la
th orie quantique
Louis Marchildon
Département de chimie, biochimie et physique,
Université du Québec, Trois-Rivières, Qc. Canada G9A 5H7
louis.marchildon@uqtr.ca
Abstract
Tous les chercheurs int ress s aux fondements de la th orie quantique s’entendent sur le fait que celle-ci a profond ment modifi notre conception de la r alit . L s’arr te, toutefois, le consensus. Le formalisme de la th orie, non probl matique, donne lieu plusieurs interpr tations tr s diff rentes, qui ont chacune des cons quences sur la notion de r alit . Cet article analyse comment l’interpr tation de Copenhague, l’effondrement du vecteur d’ tat de von Neumann, l’onde pilote de Bohm et de Broglie et les mondes multiples d’Everett modifient, chacun sa mani re, la conception classique de la r alit , dont le caract re local, en particulier, requiert une r vision.
Abstract
All investigators working on the foundations of quantum mechanics agree that the theory has profoundly modified our conception of reality. But there ends the consensus. The unproblematic formalism of the theory gives rise to a number of very different interpretations, each of which has consequences on the notion of reality. This paper analyses how the Copenhagen interpretation, von Neumann’s state vector collapse, Bohm and de Broglie’s pilot wave and Everett’s many worlds modify, each in its own way, the classical conception of reality, whose local character, in particular, requires revision.
1 Introduction
De toutes les r volutions qui ont marqu le progr s de la science, aucune n’a chang notre conception de la r alit autant que l’av nement de la th orie quantique. Certes, d’autres bouleversements scientifiques ont profond ment modifi le rapport intellectuel que leurs contemporains entretenaient avec le monde dans lequel ils vivaient. Les humains qui, avant Nicolas Copernic, se croyaient situ s au centre de l’univers sur une Terre immobile, ont progressivement compris que le mouvement de celle-ci les emportait grande vitesse autour du Soleil. La th orie de la s lection naturelle de Charles Darwin a sonn le glas des explications finalistes auxquelles philosophes et scientifiques recouraient depuis Platon et Aristote. Et la th orie de la relativit restreinte d’Albert Einstein a soustrait l’espace et au temps le caract re absolu qu’Isaac Newton leur avait accord . Avec la th orie quantique, toutefois, l’individualit des objets, ou la notion m me de mati re, semblent se d rober.
La th orie quantique a renvers ce qu’on appelle la conception classique de la r alit . Ce terme recouvre lui-m me plusieurs notions, et la th orie classique a beaucoup volu entre Galil e, au d but du xvii si cle, et Max Planck et Einstein, au d but du xx. N anmoins, on peut soutenir que les deux concepts les plus fondamentaux de la physique classique sont celui de particule et celui de champ.
Le concept de particule remonte aux atomistes grecs, mais il est sorti transform de l’analyse math matique de Newton. Une particule est un objet qui a une masse, qui occupe tout instant une position, qui se d place une vitesse bien d finie et qui est soumis des forces. Les trajectoires des particules (c’est- -dire leurs positions comme fonctions du temps) ob issent des quations diff rentielles qui, lorsqu’on sp cifie des conditions initiales appropri es, ont des solutions uniques. Pierre Simon de Laplace conclura que l’ volution du syst me du monde est parfaitement d termin e.
La notion de champ, introduite au milieu du xix si cle par Michael Faraday et James Clerk Maxwell, para t d’abord compliquer la perspective. l’origine, le champ sert repr senter l’effet d’une charge ou d’un courant lectrique sur une autre charge ou un autre courant, sans faire appel l’action distance que la gravit newtonienne semblait exiger. Mais le champ est con u, l’origine, comme une d formation d’un milieu mat riel qu’on appelle l’ ther, la fois extr mement t nu et tr s rigide. La th orie de la relativit restreinte d’Einstein permettra d’ liminer l’ ther, partir du point de vue o les champs se propagent dans le vide. Il reste que le champ, qui poss de nergie, impulsion et moment cin tique, est bien r el.
Les deux forces fondamentales de la physique classique, la gravitation et l’ lectromagn tisme, ont en principe une port e infinie. tant donn , toutefois, qu’elles diminuent en raison du carr de la distance, leur effet loin de la source devient toutes fins pratiques n gligeable. Ainsi, un ensemble d’objets rapproch s les uns des autres, mais tr s loign s de tous les autres objets (par exemple, les corps du syst me solaire), peut tre consid r , sans trop d’erreur, comme un syst me isol . Cette propri t simplifie singuli rement l’analyse conceptuelle des syst mes classiques.
Les lois fondamentales de la physique classique s’ noncent typiquement au moyen d’ quations dont les variables s’interpr tent directement en termes de particules et de champs. En th orie quantique, par contre, l’interpr tation des objets du formalisme (vecteur d’ tat, op rateurs, comme nous le verrons) est beaucoup moins directe. cela s’ajoutent deux probl mes qui, absents de la physique classique, ont en th orie quantique de profondes cons quences sur la nature de la r alit : il s’agit de la mesure et des corr lations distance.
Apr s un bref survol du formalisme de la th orie quantique, nous allons pr senter le probl me de la mesure la section 2. Nous introduirons ensuite, aux sections 3 6, quatre interpr tations distinctes de la th orie quantique et verrons comment chacune tente de le r soudre. la section 7, nous examinerons les corr lations distance et signalerons comment chaque interpr tation essaie d’en rendre compte. Nous conclurons la section 8.
Au cours de sa longue carri re, Mario Bunge a r solument d fendu une approche r aliste de la philosophie des sciences, qu’il a appel e le r alisme critique. Le r alisme suscite, en ce d but du xxi si cle, un int r t renouvel . Diff rentes interpr tations de la th orie quantique donnent lieu diff rentes conceptions de la r alit , que nous essaierons de mettre en lumi re sans toutefois prendre position pour l’une ou pour l’autre. Nous aurons l’occasion de signaler plusieurs apports de Bunge la r flexion sur la th orie quantique, qu’il a pr sent s entre autres dans les ouvrages cit s dans la bibliographie.
2 Le probl me de la mesure
Par grandeur physique, nous entendons toute quantit susceptible de mesure. En th orie classique, la position d’une particule, son nergie cin tique, la valeur du champ lectrique en un point, la pression et la temp rature d’un gaz sont, pour n’en nommer que quelques-unes, des grandeurs physiques. On admet (toujours en th orie classique) que toutes les grandeurs physiques ont, tout instant, des valeurs bien d finies.
Pour mesurer une grandeur associ e un syst me physique, on utilise un appareil. Celui-ci comporte un indicateur, c’est- -dire un dispositif qui peut prendre diff rentes valeurs. Le processus de mesure consiste en une interaction entre l’appareil et le syst me. Pour que la mesure soit fid le, il faut que l’indicateur marque, au terme de l’interaction, une valeur qui caract rise la valeur initiale de la grandeur physique.
titre d’exemple, on peut mesurer la temp rature d’un liquide en y plongeant un thermom tre, o la colonne de mercure indique la temp rature ambiante. Strictement parlant, l’interaction a pour effet de perturber le syst me physique. Mais en th orie classique, on peut toujours, en principe, r duire cette perturbation un niveau arbitrairement faible. Il n’y a aucune limite, par exemple, la r duction de la dimension du thermom tre utilis .
En th orie quantique, on ne peut r duire ind finiment l’interaction entre le syst me et l’appareil. Qui plus est, le processus de mesure pr sente un trait probl matique qu’on ne retrouve d’aucune mani re en th orie classique. Avant de l’analyser, cependant, nous allons bri vement rappeler quelques notions du formalisme que nous devrons utiliser.111Le lecteur familier du formalisme, ou celui qui souhaite l’ viter le plus possible, peuvent se reporter l’ q. (6). On trouvera un expos plus complet dans les trait s de base de m canique quantique. Nous utilisons la notation de Marchildon (2000).
Espace d’ tats
tout syst me quantique est associ un espace vectoriel complexe (de dimension finie ou infinie) qu’on peut noter et qu’on appelle l’espace d’ tats. Cet espace est muni d’un produit scalaire, qui permet de d finir la norme d’un vecteur. Tout vecteur non nul dans repr sente un tat possible du syst me (on d signe alors sous le nom de vecteur d’ tat). La correspondance, toutefois, n’est pas biunivoque, puisque deux vecteurs multiples l’un de l’autre repr sentent le m me tat. On peut donc toujours remplacer un vecteur d’ tat par un vecteur quivalent de norme 1. Si et repr sentent deux tats distincts d’un syst me quantique et si et sont deux nombres complexes, alors le vecteur
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appartient et repr sente lui aussi un tat possible du syst me. C’est le principe de superposition.
Dans plusieurs situations, on ne peut repr senter l’ tat d’un syst me par un simple vecteur . On doit alors utiliser une distribution pond r e de vecteurs ou, ce qui revient au m me, un op rateur densit . Il ne faut pas confondre une distribution pond r e de vecteurs avec une combinaison lin aire comme (1).
Grandeur physique
Un op rateur est un objet math matique qui transforme un vecteur en un autre vecteur. Dans le cas o un op rateur transforme un vecteur par un facteur multiplicatif (c’est- -dire que ), on dit que est un vecteur propre de correspondant la valeur propre .
En th orie quantique, on associe habituellement une grandeur physique un op rateur auto-adjoint. Un op rateur auto-adjoint est lin aire (son action sur une somme ou une diff rence de vecteurs est la somme ou la diff rence des actions), et toutes ses valeurs propres sont des nombres r els.
Soit l’op rateur auto-adjoint associ une grandeur physique (que nous noterons galement ). En th orie quantique, on admet que les seuls r sultats possibles de la mesure de sont ses valeurs propres (not es , , …).222On parle ici, bien s r, d’une mesure id ale, puisque les mesures concr tes ont toujours une pr cision finie. Au del d’un point de vue op rationnel, on peut chercher associer les valeurs propres non pas simplement aux r sultats de mesure mais, de fa on r aliste, aux seules valeurs possibles de la grandeur physique (Bunge, 1967). Il s’agit toutefois d’une hypoth se suppl mentaire, que plusieurs interpr tations de la th orie ne retiennent pas. Soit un vecteur propre (de norme 1) correspondant la valeur propre . Si, un instant donn , le vecteur d’ tat du syst me quantique co ncide avec , alors la mesure de la grandeur donnera n cessairement la valeur .
R gle de Born
Supposons que toutes les valeurs propres de soient discr tes et distinctes.333L’extension au cas o certaines valeurs propres co ncident est ais e, mais nous n’en aurons pas besoin. Supposons de plus qu’ un instant donn , le syst me quantique se trouve dans l’ tat repr sent par le vecteur . On peut montrer qu’il est possible d’exprimer comme une combinaison lin aire des vecteurs propres de , c’est- -dire
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o les sont des nombres complexes.
La r gle de Born nonce que si l’on mesure la grandeur sur le syst me dans l’ tat , la probabilit d’obtenir le r sultat est gale .444Ici encore, on peut chercher noncer la r gle de Born de fa on r aliste en associant la propension de la grandeur avoir la valeur (Popper, 1982; Bunge, 1985). On ne peut pas, cependant, associer aux probabilit s une ignorance de valeurs pr cises que toutes les grandeurs physiques auraient (Kochen et Specker, 1967).
volution temporelle
Jusqu’ maintenant, nous avons toujours consid r le vecteur d’ tat un instant pr cis. Le fait est, cependant, que le vecteur d’ tat d’un syst me quantique (comme la position d’une particule classique) change avec le temps. On le note donc de fa on plus compl te comme . Consid rons un syst me quantique isol , et soit le vecteur d’ tat l’instant initial . Alors le vecteur d’ tat tout instant est donn par
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Ici, est un op rateur unitaire, c’est- -dire un op rateur lin aire qui ne change pas la norme du vecteur sur lequel il agit. L’op rateur d pend de la dynamique du syst me. L’ q. (3) est quivalente une quation diff rentielle qu’on appelle l’ quation de Schr dinger.
Nous pouvons maintenant revenir la mesure. Notons d’abord que, concr tement, un appareil consiste en un objet macroscopique, compos d’un nombre d’atomes immense, de l’ordre du nombre d’Avogadro. Dans une perspective r ductionniste, on peut penser que la th orie quantique, qui r git le comportement de chaque atome, r git galement l’agr gat d’atomes qui constitue l’appareil. Le processus de mesure d’une grandeur d’un syst me quantique par un appareil devrait donc, en principe, pouvoir tre d crit enti rement par le formalisme de la th orie quantique. juste titre, Bunge a signal qu’on ne peut donner une th orie d taill e de la mesure qui s’applique en toute g n ralit , puisque la mesure de grandeurs distinctes exige l’utilisation d’appareils compl tement diff rents. N anmoins, sans devoir recourir la description d taill e de dispositifs sp cifiques, nous allons voir que la seule hypoth se du comportement quantique de l’appareil conduit un probl me fondamental.
Soit un syst me quantique dont on cherche mesurer une grandeur et soit l’appareil dont on dispose pour ce faire. Bien que tr s complexe, est lui aussi un syst me quantique. On suppose que le syst me et l’appareil constituent un grand syst me quantique isol . La mesure de la grandeur consistera en un processus dynamique travers lequel ce grand syst me volue.
Supposons qu’au d part, l’ tat de l’appareil soit repr sent par le vecteur . Pour que le processus de mesure soit fid le, il faut que si la grandeur poss de initialement une valeur bien d finie, l’appareil indique cette valeur au terme de la mesure. Cela implique qu’il doit y avoir dans l’espace d’ tats de l’appareil des vecteurs qui repr sentent des tats de l’indicateur. La mesure sera donc fid le si, travers l’interaction du syst me avec l’appareil, l’ tat initial (c’est- -dire pour et pour ) volue vers l’ tat final (c’est- -dire pour et pour ).555Nous supposons, pour plus de simplicit , que l’ tat de n’est pas alt r par la mesure. On peut montrer que cette volution s’effectue au moyen d’un op rateur unitaire ,666Nous n’indiquons pas explicitement l’instant initial et l’instant final du processus. agissant dans l’espace d’ tats du syst me et de l’appareil. Symboliquement,
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Il s’agit d’une condition n cessaire laquelle l’ volution doit satisfaire si le processus de mesure est d crit par la th orie quantique.
titre d’exemple, le moment magn tique (ou l’aimantation) d’un lectron est une grandeur physique dont la mesure peut donner deux valeurs distinctes (disons et ). On mesure le moment magn tique en dirigeant l’ lectron vers un champ magn tique non homog ne et en notant la d viation de l’ lectron (la valeur correspondant par exemple une d viation vers le haut et la valeur une d viation vers le bas). Si l’ lectron est initialement dans l’ tat , il se dirigera n cessairement vers le haut, et il se dirigera vers le bas s’il est initialement dans l’ tat . Les vecteurs et correspondent aux vecteurs du paragraphe pr c dent.
Supposons maintenant que l’ tat initial du syst me soit repr sent par un vecteur quelconque .777Dans notre exemple, est une combinaison lin aire . Utilisant l’ q. (2), on voit que l’ tat initial du syst me et de l’appareil est repr sent par
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tant donn la lin arit de l’op rateur , on trouve que l’ volution du syst me et de l’appareil est donn e par
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Ainsi, dans l’ tat final, les valeurs finales de l’indicateur sont parfaitement corr l es avec les valeurs initiales de la grandeur physique.
Malheureusement, cette corr lation ne suffit pas. En effet, rien n’indique dans l’ q. (6) qu’un r sultat sp cifique a t obtenu. Au contraire, la superposition semble montrer que l’indicateur marque en m me temps tous les r sultats possibles. Ceci constitue, prima facie, une violation flagrante de l’exp rience. Rappelons-nous, en effet, que l’appareil est un syst me macroscopique. Jamais nous ne voyons l’indicateur d’un appareil (qu’il soit analogique ou num rique) marquer en m me temps deux r sultats. L’incapacit de la th orie quantique, comme nous l’avons formul e, de rendre compte de l’obtention d’un r sultat sp cifique s’appelle le probl me de la mesure.
Le nœud du probl me de la mesure se situe dans le caract re unitaire (et donc lin aire) de l’ volution temporelle, et dans la corr lation (ou l’intrication) des tats du syst me et de l’appareil produite par la dynamique. On peut le formuler sans r f rence directe la notion d’appareil, comme Erwin Schr dinger l’a fait au moyen du chat qu’on lui associe.888Schr dinger (1935). Schr dinger suppose qu’on isole un chat dans une enceinte o l’on a pr alablement install le dispositif suivant: un compteur Geiger contient un atome radioactif d’un isotope dont la demi-vie est gale une heure; d s que le compteur d tecte la d sint gration, il d clenche un m canisme qui lib re dans l’enceinte un gaz d l t re, empoisonnant aussit t le chat. Dans ce cas, la vie et la mort du chat sont parfaitement corr l es l’int grit ou la d sint gration de l’atome.
Le probl me se pose d s qu’on consid re non seulement l’atome, mais aussi le poison et le chat comme des syst mes quantiques. Dans ce cas, une heure apr s le d but de l’exp rience, le vecteur d’ tat du syst me global est la somme de deux termes: un premier, dans lequel l’atome est int gre, le poison confin et le chat vivant; et un second, dans lequel l’atome s’est d sint gr , le poison s’est r pandu et le chat est mort. Or, personne n’a jamais vu un chat qui est en m me temps mort et vivant.
Dans les sections qui suivent, nous examinerons quatre fa ons qu’on a propos es pour r soudre le probl me de la mesure. Chacune a de profondes cons quences sur notre conception de la r alit .
3 L’interpr tation de Copenhague
La th orie quantique a connu une gestation d’un quart de si cle. Sa naissance, par contre, a t rapide. En une ann e peine, Werner Heisenberg, Paul Dirac et Schr dinger ont propos des formalismes en apparence diff rents, mais qu’on a rapidement reconnus quivalents. Les applications ont alors explos . La th orie a expliqu la structure des atomes d’abord, puis celle des noyaux atomiques et des solides, et enfin celle des particules fondamentales. Presque cent ans apr s son av nement, aucune exp rience ne l’a prise en d faut.
Aussi vite a-t-on appris utiliser le formalisme, aussi durement s’est-on heurt son interpr tation. Ainsi Schr dinger, apr s avoir r alis que le vecteur d’ tat d’un lectron consiste en une fonction complexe des coordonn es spatiales, a cru pouvoir lier cette fonction d’onde la distribution de charge de l’ lectron. L’extension illimit e de la fonction l’a convaincu de renoncer l’id e. Max Born a alors sugg r d’interpr ter la fonction d’onde (ou, plus exactement, son carr absolu) comme la probabilit de trouver l’ lectron autour de tel ou tel point. C’est l’origine de la r gle de Born que nous avons vue plus t t.
L’interpr tation du formalisme a constitu un th me majeur du congr s Solvay de 1927, qui a rassembl tous les fondateurs de la th orie quantique. Dans les ann es qui ont suivi, Heisenberg et surtout Niels Bohr ont labor une approche qu’on a appel e l’interpr tation de Copenhague. Bien que quelques fondateurs de la th orie (Einstein, Schr dinger et Louis de Broglie) ne s’y soient jamais ralli s, l’interpr tation de Copenhague est venu dominer, pendant quelques d cennies, toute la r flexion sur les fondements de la th orie quantique, au point o l’historien Max Jammer a parl de « la monocratie de l’ cole de Copenhague ».999Jammer (1974), p. 250. Bunge a t l’un des premiers, dans les ann es 1950, s’y opposer et critiquer, en particulier, son caract re subjectiviste.
D’embl e, l’interpr tation de Copenhague adopte la r gle de Born et son caract re op rationnel. On se rappelle que le formalisme de la th orie quantique nonce que les seuls r sultats possibles de la mesure d’une grandeur physique sont les valeurs propres de l’op rateur associ . L’interpr tation de Copenhague va cependant plus loin. Elle affirme qu’on ne peut attribuer de valeur pr cise une grandeur hors du cadre d’une mesure. Celle-ci, nous l’avons vu, requiert l’utilisation d’un appareil macroscopique. Bohr affirme qu’on doit d crire le fonctionnement d’un tel appareil par les lois de la physique classique. Il est m thodologiquement incorrect de lui attribuer un vecteur d’ tat. Ainsi, l’argument qui conduit la superposition (6) ne peut v ritablement d coller. tant donn qu’un objet classique se trouve toujours dans un tat bien d fini, on ne peut d’aucune mani re le repr senter par une superposition d’ tats distincts.
L’interpr tation de Copenhague attribue donc diff rents niveaux de r alit diff rents syst mes: un appareil, r gi par la th orie classique, est bien r el, tandis que les grandeurs physiques des syst mes quantiques n’ont de r alit qu’au moment d’une mesure. Bohr ne sp cifie pas quel point se situe pr cis ment la transition entre le quantique et le classique: qu’est-ce qui fait qu’ un certain niveau de complexit , un agr gat d’atomes et de mol cules devient un syst me classique?
Au cours des derni res d cennies, diff rents chercheurs ont propos des fa ons d’interpr ter la th orie quantique qui s’inspirent de l’interpr tation de Copenhague. Nous allons en mentionner deux.
La premi re remonte Heisenberg, et on la d signe souvent par le terme pist mique. Ici, le vecteur d’ tat (malgr son nom) ne repr sente pas l’ tat objectif d’un syst me quantique, mais plut t notre connaissance de cet tat. Dans cette veine se situe le qubisme (une abr viation de Quantum Bayesianism), labor surtout par Christopher Fuchs et Rudiger Schack. Le qubisme consid re « la m canique quantique [comme] un outil que quiconque peut utiliser pour valuer, sur la base de son exp rience pass e, ses attentes probabilistes envers son exp rience subs quente ».101010Fuchs et al. (2014). Ici comme ailleurs, la traduction est n tre. Le qubisme adopte le point de vue subjectif des probabilit s, de sorte que deux agents qui ont des exp riences diff rentes peuvent attribuer des probabilit s diff rentes un m me v nement. Un agent peut utiliser la th orie quantique pour mod liser n’importe quel syst me ext rieur lui-m me, y compris d’autres agents. Selon le qubisme, « la m canique quantique ne se rapporte pas directement au monde objectif; elle se rapporte aux exp riences du monde objectif qui appartiennent tout agent particulier qui utilise la th orie quantique ».111111Fuchs et al. (2014).
Le qubisme envisage le processus de mesure de la mani re suivante. Aussi longtemps que l’agent n’a pas pris connaissance de la marque de l’indicateur, l’ tat du syst me quantique et de l’appareil est repr sent par le membre de droite de l’ q. (6). La superposition refl te l’ignorance de l’agent. Par contre, d s que celui-ci regarde l’indicateur, il le voit marquer une valeur pr cise. Il attribue donc comme vecteur d’ tat un seul terme de la superposition. Cette transition ne constitue pas un changement physique du syst me et de l’appareil, mais la mise jour de l’exp rience de l’agent. En d finitive, le qubisme r sout le probl me de la mesure en refusant de consid rer les propri t s r elles des syst mes quantiques. Comme d’autres approches instrumentalistes, il exclut certains param tres non observables du champ de l’investigation scientifique.121212Marchildon (2015a).
L’approche instrumentaliste la plus radicale a t propos e par Ole Ulfbeck et Aage Bohr, qui l’ont appel e genuine fortuitousness.131313Ulfbeck et Bohr (2001). Pour ces chercheurs, les particules quantiques n’existent tout simplement pas. Un compteur Geiger, rapproch d’un minerai d’uranium, produit des clics selon une distribution statistique bien d finie. Mais il est incorrect, selon Ulfbeck et Bohr, d’attribuer ces clics la d tection de particules alpha. Purement fortuits, les clics n’ont aucune cause. La th orie quantique vise pr dire la probabilit de telle ou telle r action d’un appareil une pr paration exp rimentale donn e, l’appareil et la pr paration tant enti rement sp cifi s en termes classiques. Les objets macroscopiques sont bien r els, mais il ne tirent pas ce trait de la r alit d’hypoth tiques constituants microscopiques.
4 L’effondrement
Le principe selon lequel le vecteur d’ tat d’un syst me isol volue sous l’effet d’un op rateur unitaire conduit la superposition repr sent e par le membre de droite de l’ q. (6). John von Neumann a sugg r que ce type d’ volution temporelle n’est pas universel.141414Von Neumann (1932).
Von Neumann a soutenu que, dans le contexte d’une mesure, il arrive un moment o le membre de droite de (6) se r duit un seul de ses termes. Lequel? Il est impossible de le pr voir. On peut toutefois tablir des probabilit s. Von Neumann postule que la probabilit d’arriver au terme est gale , le carr absolu du coefficient de ce terme dans la superposition (6). Ainsi, il retrouve la r gle de Born. Le passage al atoire de la superposition (6) un seul de ses termes s’appelle l’effondrement du vecteur d’ tat.
Examinons donc plus sp cifiquement l’effondrement. Rien n’oblige, en r alit , de le situer au stade o nous l’avons introduit. Manifestement, le chercheur qui r alise une exp rience de laboratoire observe que l’indicateur de l’appareil marque un seul r sultat. Cherchons d crire ce processus d’observation par le formalisme de la th orie quantique. Examinons, par exemple, les photons qui tombent sur l’indicateur et sont r fl chis dans l’œil du chercheur. L’endroit o ces photons touchent la r tine est alors corr l avec la position de l’indicateur, de sorte que le vecteur d’ tat global (du syst me quantique, de l’indicateur et de la r tine) fait intervenir une superposition de tous ces endroits. Allons plus loin. L’excitation de tels ou tels neurones du cortex visuel est corr l e avec l’endroit de la r tine o les photons sont arriv s. Le vecteur d’ tat global (du syst me quantique, de l’indicateur, de la r tine et des neurones) fait donc intervenir une superposition de ces excitations. D’un point de vue pratique, peu importe quel stade a lieu l’effondrement du vecteur d’ tat. Von Neumann remarque, cependant, qu’il doit avoir lieu quelque part, puisque le chercheur a conscience de n’observer qu’un seul r sultat.
Quel impact cette analyse a-t-elle sur la notion de r alit ? En fait, plus l’effondrement avance dans la cha ne causale, moins de grandeurs physiques (la position de l’indicateur, l’endroit o la r tine est stimul e, etc.) n’ont de valeurs bien d finies. Dans cette veine, Fritz London, Edmond Bauer et, plus tard, Eugene Wigner ont propos une hypoth se audacieuse:151515London et Bauer (1939); Wigner (1961). ils ont sugg r que l’effondrement du vecteur d’ tat requiert l’intervention d’un sujet conscient. De ce point de vue, la dualit esprit-mati re r appara t de fa on spectaculaire. Il faut dire que l’hypoth se de London, Bauer et Wigner retient peu d’adeptes aujourd’hui. la section 6, cependant, nous la verrons ressurgir sous une autre forme.
Von Neumann a introduit l’effondrement sous la forme d’un postulat, sans sugg rer de m canisme par lequel ce processus s’accomplirait. Cela dit, pourquoi ne pas « admettre que l’effondrement se produit mais essayer de r former cette hypoth se, la transformant en un r sultat approximatif d rivable des principes physiques usuels appliqu s un strict processus physique dans lequel des objets quantiques interagissent avec des objets classiques. »161616Bunge (1985), p. 201. Gian Carlo Ghirardi, Alberto Rimini et Tullio Weber ont justement propos une th orie sp cifique de l’effondrement.171717Ghirardi et al. (1986); voir aussi Ghirardi et al. (1990).
Ghirardi, Rimini et Weber (GRW) consid rent le vecteur d’ tat d’un ensemble de particules, qu’ils expriment sous la forme d’une fonction d’onde . Le carr absolu de la fonction d’onde est proportionnel la probabilit conjointe de trouver, l’instant , la premi re particule autour du point , la seconde autour du point , etc. GRW supposent que, la plupart du temps, la fonction d’onde volue sous l’effet d’un op rateur unitaire ou, ce qui revient au m me, par l’ quation de Schr dinger.
Mais il y a plus. De temps autre, et de fa on al atoire, l’une ou l’autre des particules subit une localisation spontan e, qui fait que la fonction d’onde s’annule ( toutes fins pratiques) si les coordonn es de la particule s’ loignent d’une valeur donn e. La fr quence et la pr cision de la localisation sont r gies par deux param tres qui, selon GRW, constituent deux constantes de la nature. S’il n’y a qu’une seule particule, la fr quence de localisation est tr s faible. Par contre, GRW montrent que la fr quence de localisation du centre de masse d’un corps rigide est gale la somme des fr quences de localisation de ses constituants. Ainsi, un appareil macroscopique est constamment localis , ce qui constitue essentiellement un effondrement du vecteur d’ tat.
La th orie de GRW r sout le probl me de la mesure. Elle fait de plus, dans certaines circonstances, des pr dictions diff rentes de celles de la th orie quantique proprement dite. Pour l’instant, l’exp rience n’a pas r ussi les d partager, mais il est bien possible qu’on y parvienne dans un avenir assez proche.
Quelle est, du point de vue de la th orie de GRW, la nature de la r alit ? Deux r ponses fort diff rentes ont t propos es.181818Allori et al. (2008). La premi re associe l’ensemble des particules une densit de masse donn e par
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Ici, est la masse de la particule . L’ q. (7) repr sente une somme pond r e (par les masses ) de la densit de probabilit de la position de chaque particule. Cette association s’apparente l’id e originale de Schr dinger propos de la densit de charge lectronique. N anmoins, elle ne souffre pas, pour les objets macroscopiques, de l’objection li e la dispersion rapide de la densit puisque, dans la th orie de GRW, celle-ci est constamment localis e. toutes fins pratiques, on ne peut distinguer, pour un objet macroscopique, la densit de masse (7) d’une densit classique.
La seconde fa on possible d’envisager la r alit est beaucoup moins intuitive. Il s’agit de ne consid rer comme r els que les points spatiotemporels de localisation. Dans tout volume spatial et dans tout intervalle de temps finis, il n’y a qu’un nombre fini de tels points. Certes, ce nombre est tr s grand pour un objet macroscopique. Quoi qu’il en soit, cette fa on d’envisager la r alit diff re singuli rement de la vision d’un ensemble de particules qui se d placent selon des trajectoires bien d finies, point de vue vers lequel nous allons maintenant nous tourner.
5 L’onde pilote
L’interpr tation de Copenhague et la th orie de l’effondrement constituent deux mani res diff rentes de comprendre la th orie quantique. Elles se rejoignent cependant sur un point: dans les deux approches, le comportement d’un syst me quantique est objectivement ind termin . La r gle de Born sp cifie la probabilit de processus fondamentalement al atoires.
Insatisfaits de ce point de vue, Einstein et d’autres se sont rapidement demand si, comme en physique statistique classique, les probabilit s ne tirent pas leur origine d’une m connaissance de l’ tat exact du syst me quantique. On appelle param tres cach s d’hypoth tiques l ments d’information qui s’ajouteraient au vecteur d’ tat et dont la connaissance permettrait de mieux pr dire les r sultats de mesure. On peut montrer que de s rieuses restrictions contraignent les param tres cach s.191919Bell (1964); Kochen et Specker (1967). Certaines approches vitent n anmoins ces restrictions, en particulier celle qui a d’abord t propos e par de Broglie et, de fa on plus compl te, par David Bohm.202020De Broglie (1927); Bohm (1952). Bunge s’est int ress cette approche, mais il s’en est distanci lorsque des exp riences (dont nous parlerons la section 7) ont ferm la porte aux param tres cach s locaux.
De Broglie et Bohm consid rent un ensemble de particules (que nous supposons ici, pour plus de simplicit , sans spin). Ils postulent que les positions des particules constituent des param tres cach s. Cela signifie que chaque particule poss de, tout instant, une position bien d finie, qu’il nous est cependant impossible de conna tre exactement. Soit la fonction d’onde des particules. Cette fonction est complexe et peut s’ crire comme
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o et sont deux fonctions r elles. La th orie se base sur les postulats suivants:212121Strictement parlant, les postulats se rapportent la fonction d’onde et l’ensemble des particules de l’univers. Les propri t s de syst mes plus restreints en d coulent et, dans les cas qui nous int ressent, satisfont aux deux postulats ci-dessus.
-
1.
tout instant , les particules ont des positions bien d finies, dont on ne conna t que la densit de probabilit , gale
(9) -
2.
La particule suit une trajectoire d terministe r gie par l’ quation
(10) Ici, est la vitesse de la particule , sa masse et est la constante de Planck r duite.
Le second postulat signifie, en quelque sorte, que la fonction d’onde guide la particule (d’o le nom d’onde pilote). On peut montrer que la densit de probabilit volue, par le jeu des trajectoires, de la m me mani re que par l’ quation de Schr dinger. Cela implique que les pr dictions statistiques de la th orie de Bohm et de Broglie co ncident exactement avec celles de la th orie quantique.222222Les simulations num riques de Philippidis et al. (1979) montrent, de fa on saisissante, que la figure d’interf rence produite par les fentes de Young s’explique partir de trajectoires bohmiennes.
Voyons comment la th orie de l’onde pilote r sout le probl me de la mesure. Au d but du processus, les coordonn es spatiales du syst me quantique et les coordonn es spatiales des particules constituant l’appareil ont des valeurs bien d finies. Ces valeurs sont toutefois mal connues, et leurs densit s de probabilit sont donn es par les fonctions d’onde associ es aux vecteurs et de l’ q. (5). Le processus de mesure transforme le vecteur d’ tat du syst me global selon l’ q. (6), tandis que les trajectoires des particules satisfont l’ q. (10). Les valeurs finales des positions sont d termin es par les valeurs initiales. Au terme de la mesure, les particules de l’indicateur se trouveront dans des positions compatibles avec un seul des vecteurs . L’indicateur marquera donc une seule valeur. Et bien que le vecteur d’ tat du syst me global soit toujours donn par tous les termes du membre de droite de (6), l’ volution ult rieure du syst me est toutes fins pratiques r gie par un seul de ceux-ci (celui qui correspond la position de l’indicateur).
Que nous dit la th orie de l’onde pilote sur ce qui est r el? Tous les partisans de la th orie s’entendent sur la r alit des particules et sur le fait que celles-ci ont, tout instant, des positions et des vitesses (ainsi que, bien s r, des masses et des charges lectriques) bien d finies.232323Cela ne contredit pas le principe d’incertitude de Heisenberg, qui se traduit par l’impossibilit de contr ler la fois la position et la vitesse d’une particule. Par contre, les autres grandeurs physiques (comme l’ nergie, le moment cin tique, le spin) n’ont pas, en g n ral, de valeurs bien d finies. La mesure de ces grandeurs ne r v le pas une valeur pr existante, mais entra ne une r ponse de l’appareil qui d pend de l’ tat initial du syst me et du processus d’interaction.
Si la r alit des particules ne fait aucun doute dans la th orie de l’onde pilote, celle de la fonction d’onde est plus probl matique. Certes la fonction d’onde r git le mouvement des particules mais, contrairement au champ lectrique par exemple, elle d pend non pas des coordonn es de l’espace g om trique, mais des coordonn es de toutes les particules. Dans ce contexte, certains pr f rent lui attribuer un statut nomologique plut t qu’une r alit ontologique.
6 Les mondes multiples
Dans la th orie de l’onde pilote, le vecteur d’ tat volue toujours par l’effet d’un op rateur unitaire. Il ne subit d’aucune mani re l’effondrement de von Neumann. Ainsi en est-il de la th orie des « tats relatifs » propos e par Hugh Everett III,242424Everett (1957). appel e galement la th orie des mondes multiples.
La motivation d’Everett est venue de son insatisfaction l’ gard de l’interpr tation de Copenhague qui, nous l’avons vu, recourt de mani re essentielle un appareil classique ou un observateur situ hors du cadre de la th orie quantique. Comment, dans ce contexte, appliquer la th orie l’univers en entier, l’ext rieur duquel ne se trouvent, par d finition, ni appareil ni observateur?
Lors du processus de mesure, le vecteur d’ tat du syst me quantique et de l’appareil volue selon l’ q. (6). Pour rendre compte du fait qu’on observe un seul r sultat, von Neumann a postul que la superposition laisse place un seul de ses termes. Everett, au contraire, postule que tous les r sultats coexistent. Autrement dit, aucune position de l’indicateur repr sent e dans (6) n’est plus r elle ou moins r elle que les autres. Et si l’indicateur est lu par un observateur humain, aucune valeur n’est privil gi e.
Everett montre que son hypoth se rend compte de l’observation selon laquelle deux mesures successives d’une grandeur physique donnent en g n ral le m me r sultat, ainsi que de l’accord intersubjectif entre observateurs. Il pr tend galement pouvoir obtenir naturellement la r gle de Born, ce sur quoi tous les chercheurs ne s’entendent pas.252525Saunders et al. (2010). Du point de vue de la r alit , cependant, la principale question laquelle l’approche d’Everett fait face consiste pr ciser la nature de la multiplicit .262626Marchildon (2015b). Pour ce faire, trois avenues ont t propos es (chacune se subdivisant d’ailleurs en sous-avenues).
-
1.
Les mondes multiples — Au moment de la mesure, le monde se scinde en de multiples copies. Chaque copie correspond une valeur marqu e par l’indicateur. toutes fins pratiques, les diff rentes copies voluent par la suite de mani re ind pendante. Il semble qu’Everett lui-m me ait privil gi cette avenue, bien qu’il ne l’ait pas sp cifiquement affirm dans ses travaux publi s.
-
2.
Les consciences multiples — L’appareil, et m me le cerveau d’un observateur, se trouvent au terme de la mesure dans un tat superpos . chaque terme de la superposition correspond toutefois un tat de conscience, et ceux-ci sont bien d finis.
-
3.
Les secteurs d coh rents de la fonction d’onde — La r alit est associ e des structures raisonnablement stables que l’on peut identifier dans la fonction d’onde universelle.
Chacune de ces avenues pr sente une conception de la r alit bien particuli re. La premi re est sans doute la plus contre-intuitive, puisqu’on n’a aucunement l’impression ou la sensation de se d doubler lors de chaque mesure quantique. cela, Everett r pond que son approche explique qu’on ne sente rien, un peu comme l’inertie galil enne explique qu’on ne se sent pas emport grande vitesse par la rotation de la Terre. La seconde avenue ne fait rien de moins que restituer le dualisme esprit-mati re. Quant la troisi me, la plus populaire de nos jours, elle implique que des structures qui coexistent dans le m me espace-temps (comme le chat mort et le chat vivant) n’ont aucune action l’une sur l’autre. D’une certaine mani re chacune est, pour ainsi dire, un fant me pour l’autre. Les partisans de cette avenue doivent expliquer comment elle peut tre coh rente avec une th orie d’interactions des constituants fondamentaux.
7 Les corr lations distance
Les diff rentes interpr tations de la th orie quantique visent principalement r soudre le probl me de la mesure, qui ne se pr sente pas comme tel en th orie classique. La th orie quantique se distingue galement par l’existence de corr lations entre syst mes plus marqu es que ce qu’on trouve en th orie classique.
Pour illustrer la nature des corr lations quantiques, le plus simple consiste examiner des particules de spin 1/2, comme des lectrons.272727Le spin est proportionnel au moment magn tique que nous avons introduit la section 2. Le spin est un ensemble de grandeurs physiques , chacune correspondant un vecteur unitaire (ou, ce qui revient au m me, une direction dans l’espace). Pour les lectrons, chaque grandeur ne peut prendre que deux valeurs qui (en unit s de ) sont gales ou .
On peut d finir, dans l’espace d’ tats d’un lectron, des vecteurs et pour chaque direction . Si, par exemple, l’ lectron se trouve dans l’ tat , la mesure de donnera n cessairement la valeur .282828Ici comme ailleurs dans cette section, on parle de mesures id ales. Les mesures concr tes ne sont jamais parfaitement exactes. Mais alors, on ne peut pr dire avec certitude le r sultat de la mesure d’aucune grandeur , o est une direction inclin e par rapport .
Consid rons maintenant un syst me quantique constitu de deux lectrons. Le vecteur
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(o le premier terme d’un produit se rapporte au premier lectron, et le second terme au second lectron) appartient l’espace d’ tats de ce syst me. cause du facteur de gauche, sa norme vaut 1. Ce vecteur repr sente ce qu’on appelle l’ tat singulet du syst me de deux lectrons. Il poss de deux propri t s particuli rement importantes:
-
1.
Les r sultats de la mesure des grandeurs des deux lectrons sont parfaitement anticorr l s. Cela signifie qu’on obtient ou bien la valeur pour le premier lectron et la valeur pour le second, ou bien l’inverse.292929La fa on la plus simple de comprendre cette propri t consiste se placer dans le cadre de l’effondrement du vecteur d’ tat. Si, par exemple, la mesure de la grandeur du premier lectron donne la valeur , alors le vecteur (11) s’effondre sur le premier terme l’int rieur des parenth ses. La mesure de la grandeur du second lectron donnera alors n cessairement la valeur .
-
2.
Le vecteur (11) est invariant dans les rotations, c’est- -dire qu’il ne d pend pas de la direction .303030On trouve la preuve de cet nonc dans les ouvrages de m canique quantique. Cela implique que l’anticorr lation indiqu e ci-dessus est valable quelle que soit la grandeur mesur e sur les deux lectrons.
Nous allons supposer que l’anticorr lation que nous avons indiqu e se maintient quelle que soit la distance entre les deux lectrons et quel que soit l’intervalle de temps s parant les deux mesures.313131Concr tement, les exp riences sont le plus souvent r alis es avec des photons, qu’on a r ussi s parer de plus de 1 000 km. Si tel est le cas, il ne semble y avoir que cinq explications logiquement possibles de cette anticorr lation.
-
1.
Le r sultat de la mesure de n’importe quelle grandeur est d termin d s la pr paration de l’ tat singulet.
-
2.
La mesure du spin d’un lectron a un effet instantan sur le spin de l’autre.
-
3.
L’univers ob it un d terminisme int gral. Le libre choix de la direction suivant laquelle le spin est mesur n’est qu’une illusion.
-
4.
La mesure du spin agit r troactivement (par causalit invers e) sur la pr paration de l’ tat singulet.
-
5.
La corr lation est une instance d’un r sultat extr mement improbable, comme celui d’obtenir, en lan ant un d non pip , la valeur 4 mille fois de suite.
On pourrait penser que l’hypoth se de mondes multiples offrirait une sixi me explication possible. Tel n’est pas le cas, cependant, puisque les corr lations se pr sentent int gralement dans chacun des mondes.
Pour autant que le pr sent auteur le sache, personne ne soutient la cinqui me explication. La quatri me est d fendue par John Cramer dans ce qu’il appelle l’interpr tation transactionnelle de la th orie quantique.323232Cramer (1986). L’hypoth se de causalit invers e est d licate, et ses d fenseurs doivent s’assurer qu’elle ne donne pas lieu des boucles causales insidieuses.
La troisi me explication para t, premi re vue, tout fait contraire l’intuition. Comment les lois de la nature conspireraient-elles pour contraindre, leur insu, deux exp rimentateurs choisir pr cis ment les axes de mesure qui donneraient les r sultats voulus? Cette explication est n anmoins d fendue par nul autre que Gerard ’t Hooft.333333’t Hooft (2005).
La premi re explication est, sans doute, celle laquelle la plupart songeraient d’abord. Et en effet Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen l’ont essentiellement propos e lorsqu’ils ont mis en lumi re des corr lations distance analogues celles du spin.343434Einstein et al. (1935). Dans cette explication, le r sultat de la mesure du spin d’un lectron selon tel ou tel axe serait enti rement d termin par des param tres cach s locaux, fix s d s la pr paration de l’ tat singulet et ind pendants de ce qui se passe au voisinage de l’autre lectron. Comme l’ont remarqu Einstein et ses collaborateurs, le vecteur d’ tat ne constituerait alors qu’une sp cification incompl te de l’ tat du syst me.
Malgr son attrait, la premi re explication a t limin e la suite des travaux de John Bell.353535Bell (1964). Celui-ci a prouv que l’hypoth se de param tres cach s locaux implique de s rieuses contraintes sur les corr lations des mesures du spin des lectrons suivant diff rentes directions. L’exp rience a montr , hors de tout doute raisonnable, que ces contraintes sont viol es, et donc qu’on ne peut soutenir la premi re explication.363636Dans certaines exp riences (Aspect et al., 1982), le choix des directions suivant lesquelles les spins des deux particules sont mesur s est effectu si peu de temps avant la mesure que m me la lumi re ne pourrait pas transmettre cette information d’une particule l’autre en temps opportun.
Ainsi la seconde explication, celle d’un effet instantan de la mesure du spin d’un lectron sur le spin de l’autre, semble pour plusieurs chercheurs in vitable. Cette explication s’inscrit particuli rement bien dans la th orie de l’onde pilote. En effet, revenons l’ q. (10). On voit que la vitesse d’une particule d pend des positions de toutes les autres. Ce qui se passe au voisinage de la particule peut donc influencer instantan ment la particule . La seconde explication trouve galement sa place dans la th orie de GRW. L’interpr tation de Copenhague et la th orie des mondes multiples l’incorporent moins naturellement.
La seconde explication peut sembler, premi re vue, incompatible avec la prohibition de signaux plus rapides que la lumi re. Le probl me est subtil, mais signalons simplement que dans le cadre de la th orie quantique (et dans toutes ses interpr tations), l’exp rimentateur n’a qu’un contr le limit sur la pr paration d’un tat. Il ne peut pas, en particulier, ajuster les param tres cach s sa guise. On peut montrer que de cela d coule l’impossibilit de transmettre, au moyen des corr lations distance, quelque information que ce soit plus vite que la lumi re. Cette observation suffit r futer toute tentative de justifier, au moyen des corr lations quantiques, de pseudo-ph nom nes comme la t l pathie et la t l kin sie.
8 Conclusion
Les fondateurs de la th orie quantique se sont rendu compte d s l’origine que la th orie conduit une r vision importante de la conception classique de la r alit . L’interpr tation de Copenhague, longtemps dominante, a offert une conception instrumentaliste. Aujourd’hui, il est possible de revenir un point de vue plus r solument r aliste. Il reste que la th orie est compatible avec diff rentes visions de la r alit , dont le caract re non local semble toutefois difficilement contournable.
Remerciements
Je remercie Jean-Ren Roy de ses commentaires sur une premi re version du manuscrit. Je suis reconnaissant au Conseil national de recherches en sciences naturelles et en g nie du Canada pour son soutien pendant de nombreuses ann es.
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