Séries hypergéométriques basiques, -analogues des valeurs de la fonction zêta et séries d’Eisenstein
Résumé.
Nous étudions la nature arithmétique de -analogues des valeurs de la fonction zêta de Riemann, notamment des valeurs des fonctions , , où est un nombre complexe, (ces fonctions sont intimenent liées au monde automorphe). Le théorème principal de cet article montre que, si est un nombre entier différent de et si est un nombre impair suffisamment grand, alors la dimension de l’espace vectoriel engendré sur par est au moins , avec . Ce résultat peut être considéré comme un -analogue du résultat de [20, 2], qui affirme que la dimension de l’espace vectoriel engendré sur par est au moins , avec . Pour les mêmes valeurs de , une minoration similaire pour les valeurs aux entiers pairs nous permet de redémontrer un cas particulier d’un résultat de Bertrand [4] qui affirme la transcendance sur de l’une des deux séries d’Eisenstein et pour tout nombre complexe tel que .
Abstract. We study the arithmetic properties of -analogues of values of the Riemann zeta function, in particular of the values of the functions , , where is a complex number with (these functions are also connected with the automorphic world). The main theorem of this article is that, if is an integer different from , and if is a sufficiently large odd integer, then the dimension of the vector space over which is spanned by is at least , where . This result can be regarded as a -analogue of the result [20, 2] that the dimension of the vector space over which is spanned by is at least , with . For the same values of , a similar lower bound for the values at even integers provides a new proof of a special case of a result of Bertrand [4] saying that one of the two Eisenstein series and is transcendental over for any complex number such that .
Key words and phrases:
-analogues de la fonction zêta de Riemann, formes modulaires, séries d’Eisenstein, séries hypergéométriques basiques2000 Mathematics Subject Classification:
Primary 11J72; Secondary 11M36, 33D151. Introduction et énoncés des résultats
L’étude arithmétique des valeurs aux entiers de la fonction zêta de Riemann est un sujet classique de la théorie analytique des nombres. Pour les entiers pairs, on connaît la formule d’Euler
(1.1) |
où le rationnel est le nombre de Bernoulli, ce qui, joint au fait que est transcendant, établit que l’est aussi pour tout entier . Concernant les valeurs , , notre connaissance est beaucoup plus faible et pendant longtemps, le seul résultat connu a été le célèbre théorème d’Apéry [1] « est irrationnel ». Récemment, plusieurs résultats nouveaux sur les ont été démontrés (voir [20, 2, 21, 22, 31] et [8] pour un survol de ce sujet), notamment, le théorème suivant dans [20, 2].111Seule est montrée la minoration aux entiers impairs dans les deux références citées ; celle aux entiers pairs est immédiate avec la méthode utilisée.
Théorème 1.
Pour tout entier pair suffisamment grand, on a
et
L’objet de cet article est d’étudier les propriétés arithmétiques de -analogues des valeurs de fonction zêta de Riemann. En particulier, nous considérons les séries , où et est un nombre complexe tels que , définies par
(1.2) |
avec . Ces -analogues normalisés de ont été considérés dans [13, 29], par exemple (voir aussi le paragraphe 4.1 pour la vérification que est effectivement un -analogue de ). Plus précisément, notre but est de montrer les Théorèmes 2, 3 et 4 suivants.
Théorème 2.
Fixons tel que . Pour tout entier pair, on a
et
La minoration de la dimension des valeurs de aux entiers pairs possède une intéressante traduction en terme de formes modulaires. Donnons d’abord quelques définitions (voir [24] pour plus de détails). Posons , où . Toute matrice agit sur par . Les séries d’Eisenstein et sont définies pour tout entier par
et on a le développement en série de Fourier :
On a donc . Pour tout , les séries d’Eisenstein sont modulaires sur le groupe , de poids , c’est-à-dire que pour tout , on a . La fonction n’est pas modulaire mais vérifie . On a alors le théorème suivant.
Théorème 3.
Pour tout tel que , au moins un des deux nombres et est transcendant sur .
Ce résultat n’est pas nouveau puisque Bertrand [4] a montré que « pour tout tel que , au moins un des nombres et est transcendant sur », comme conséquence d’un résultat de Schneider sur les fonctions elliptiques [23, Théorème 18, p. 64]. Le théorème stéphanois [3] précise le théorème de Bertrand : « lorsque est algébrique, l’invariant modulaire est transcendant sur ». Le résultat définitif dans cette direction est le théorème de Nesterenko [17] : « pour tout tel que , au moins trois des nombres , , , sont algébriquement indépendants sur ». Cependant, la démonstration du Théorème 3 est basée sur une fonction auxiliaire totalement explicite (notre au paragraphe 3.1), et pas sur celles, beaucoup moins explicites, que l’on peut construire avec les outils diophantiens usuels tels le lemme de Siegel ou les déterminants d’interpolation de Laurent (voir [3], [17] et [18] pour l’utilisation de ces outils dans le contexte modulaire).
A contrario, la minoration de la dimension des valeurs de aux entiers impairs est nouvelle et ne possède, à notre connaissance, aucune interprétation en terme des formes modulaires ci-dessus. Cependant, ces valeurs , pour impair, ont malgré tout un lien avec le monde automorphe, via les séries d’Eisenstein non-holomorphes
Ces séries sont des formes de Maass non paraboliques et sont invariantes sous l’action de . Sans rentrer dans les détails, indiquons seulement que dans [14, p. 243], Lewis et Zagier déterminent les fonctions périodes des : pour , les valeurs sont essentiellement égales à .
Du point de vue diophantien, si l’irrationalité de est connue pour diverses valeurs de (voir [6] et les références données dans [27, 32]), celle de (pour ) ne l’est pour aucune valeur de , même si la transcendance des ces valeurs comme fonctions de est connue (voir [30]). Remarquons que pour , , des mesures d’irrationalité de et sont aussi données par le dernier auteur dans [32, 28] et que Postelmans et Van Assche [19] ont récemment démontré l’indépendance linéaire de , et . Enfin, une minoration de dimension dans le contexte différent de la fonction -exponentielle se trouve dans [7].
Compte-tenu de la formule d’Euler (1.1), la minoration de la dimension de l’espace des pairs est équivalente à la transcendance222Pour le voir, il suffit d’adapter l’argument utilisé au paragraphe 2. de : on peut donc considérer que les Théorèmes 2 et 3 sont des -analogues respectifs du Théorème 1 et de la transcendance de . Comme on le verra au paragraphe 4.1, lorsque l’on fait tendre vers 1, notre construction « tend » vers celle utilisée pour montrer le Théorème 1. Puis, on présente au paragraphe 4.2 des -analogues de certaines séries hypergéométriques apparues dans diverses démonstrations de l’irrationalité de . Dans ce contexte, notre -analogue de , à savoir , apparaît naturellement, mais, malheureusement, nous ne réussissons à démontrer son irrationalité pour aucune valeur de .
En utilisant les estimations précises utilisées pour montrer le Théorème 2, on peut cependant démontrer sans effort le théorème ci-dessous, de même facture que le résultat du dernier auteur [31] : « au moins un des nombres est irrationnel ».
Théorème 4.
Pour tout tel que , au moins un des nombres est irrationnel.
Il est probable que l’on puisse améliorer ce résultat (i.e., démontrer qu’au moins un des nombres est irrationnel) en utilisant une série légèrement différente de notre série ci-dessous (voir la Remarque (2) au paragraphe 3.1), à condition que l’on puisse démontrer une certaine « conjecture des dénominateurs » pour cette série (voir la remarque à la fin de l’article).
2. Démonstration du Théorème 3
Proposition 1 (Structure de l’espace des formes modulaires).
Soit une forme modulaire sur , holomorphe sur le disque , de poids . Alors est pair et il existe des nombres complexes tels que , où la sommation est étendue à tous les couples d’entiers positifs tels que .
Lorsque est une série d’Eisenstein , les peuvent être pris rationnels. Comme pour tout entier pair , les formes modulaires de poids vérifient les hypothèses de ce théorème, on en déduit que pour tout pair, le -espace vectoriel engendré par est inclus dans le -espace vectoriel engendré par les puissances , avec et . Fixons tel que ; si les nombres et étaient tous les deux algébriques sur , la dimension de , et donc celle de , serait bornée indépendamment de . Or ceci est impossible puisque, pour assez grand, cela contredit la minoration de la dimension de fournit par le Théorème 2. D’où le Théorème 3.
Remarque.
D’après le théorème de Nesterenko [17], les nombres , et sont algébriquement indépendants pour tel que . Pour tout pair, on a donc en fait
3. Démonstrations des Théorèmes 2 et 4
3.1. La méthode
La démonstration est basée sur la construction de combinaisons linéaires rationnelles en 1 et les , avec pair ou impair, exclusivement. Pour cela, introduisons la série
où les -factoriels montants sont définis par si , et , et où l’on suppose , , entiers tels que
(3.1) |
Cette série, qui converge pour tout nombre complexe tel que , est une série hypergéométrique basique (voir le paragraphe 3.3 pour plus de détails). Fixons et , , vérifiant (3.1), et un nombre complexe tel que . La série vérifie les propriétés suivantes :
-
A)
Il existe des fractions rationnelles de , avec , telles que
-
B)
On a .
-
C)
Pour tout , on a .
-
D)
Il existe tel que pour on a et
(3.2)
Remarques.
(1) La démonstration du point D) montrera que l’estimation arithmétique donnée dans ce point est optimale, i.e. que l’on ne peut pas remplacer ce par un ayant les mêmes propriétés que , mais tel que la limite de soit plus petite que le membre de droite de (3.2). Ceci s’applique probablement aussi à l’estimation donnée au point C) (voir la remarque à la fin du paragraphe 3.5). Par conséquent, la minoration des dimensions donnée au Théorème 2 est très certainement la meilleure que l’on puisse obtenir par la méthode utilisée et notre série .
(2) En revanche, il est sans doute possible d’améliorer certains des points A) à D) en utilisant d’autres séries et en raffinant la méthode. Par exemple, on peut obtenir les mêmes résultats A)–D) en utilisant la série
(3.3) |
en lieu et place de et en appliquant des arguments similaires. Or cette série a semble-t-il certains avantages arithmétiques sur la série (voir la remarque à la fin de l’article).
Le Théorème 2 résulte des propriétés A)–D) ci-dessus et du cas particulier suivant d’un critère d’indépendance linéaire, dû à Nesterenko [15].
Proposition 2 (Critère d’indépendance linéaire).
Soient un entier et , …, des réels. Supposons qu’il existe suites d’entiers et des réels et avec tels que
-
i)
pour tout , on a ;
-
ii)
.
Alors la dimension du -espace vectoriel engendré par , …, est plus grande que
Démonstration du Théorème 2. Supposons tel que et posons
En vertu du point A) ci-dessus, on a
Grâce aux estimations résumées par les point B) à D) ci-dessus, la Proposition 2 appliquée à la combinaison linéaire permet alors d’affirmer que pour tout pair, les deux dimensions
et
sont minorées, pour tout , par
(3.4) |
On choisit alors de la forme où ; un calcul immédiat montre que
Le Théorème 2 en découle.
3.2. Des fonctions intermédiaires
On suppose dans tout ce paragraphe que . Pour tout , la fonction est définie par la série
qui converge pour tout tel que et en particulier en . On aura besoin de considérer simultanément les fonctions et : si , alors cette dernière série est convergente dès que et il est donc possible de définir simultanément nos deux fonctions sur et en particulier toujours en . Lorsque , la série converge sur , et les deux fonctions et sont donc définies simultanément sur .
Sauf mention contraire, on supposera dans toute la suite de cet article que . On fera tendre vers pour définir une expression en .
Avec cette condition, toutes les séries de ce paragraphe sont absolument convergentes et en développant en série de puissances de , on obtient pour tout que
(3.5) |
et
(3.6) |
en convenant que pour les produits vides et sont interprétés comme 1. Les fonctions sont donc des combinaisons linéaires en les fonctions , définies par les séries (avec ) :
(3.7) |
Plus précisément, si l’on utilise les nombres de Stirling de première espèce (sans signe) , définis par (voir [25, Sec. 1.3])
(3.8) |
on a
(3.9) |
Évidemment, le coefficient de est un nombre rationnel ne dépendant que de et . De plus, en comparant les définitions (1.2) et (3.7), on remarque que .
Lemme 1.
i) Pour tout entier , on a
(3.10) |
ii) Pour tout entier , on a
(3.11) |
iii) On a et .
Démonstration.
i) et ii) Supposons . Comme les séries et sont convergentes en , on a, en vertu de (3.5) et (3.6),
où le symbole de Pochhammer est défini par , , et . Il est justifié de débuter la sommation sur à partir de 1 puisque pour , on a . Si , respectivement 1, alors est un polynôme impair, respectivement pair. Cela démontre i) et ii), sauf qu’il reste l’éventualité que apparaisse aussi dans la combinaison linéaire pour : comme , c’est en fait impossible. Les formes explicites (3.10) et (3.11) résultent de (3.8).
3.3. Construction de combinaisons linéaires en les
Introduisons la fraction rationnelle en :
avec , pair et . Définissons également la série :
qui converge (au moins) pour tout et tout tels que (c’est ici que l’on utilise la condition ) : en , cette série coïncide avec la série introduite au paragraphe 3.1. En utilisant la notation classique
(3.12) |
pour la série hypergéométrique basique (voir [9]), on peut écrire comme
Décomposons en éléments simples :
(3.13) | ||||
avec . Il n’y a pas de partie principale car la différence des degrés du numérateur et du dénominateur de est , qui est strictement négative puisque ; de plus, selon la formule usuelle, on a
(3.14) |
On construit alors des combinaisons linéaires en les fonctions de la façon suivante :
avec, pour ,
Jusqu’à présent, nous n’avons pas exploité la forme particulière du numérateur de , ce que nous allons maintenant faire.
Lemme 2.
Soit pair. Pour tout , on a la relation de réciprocité :
Démonstration.
On vérifie immédiatement que
Par unicité du développement en éléments simples (3.13), cette symétrie de se traduit par
ce qui prouve le lemme. ∎
En utilisant l’identité triviale , on montre sans difficulté que
qui est convergente sur : on peut donc considérer simultanément les séries et . Cela va nous permettre de construire une nouvelle combinaison linéaire réalisant la dichotomie attendue entre les valeurs de la fonction aux entiers pairs et impairs.
Lemme 3.
Soit pair et . Il existe des fractions rationnelles de , avec , telles que
On explicitera les au cours de la démonstration.
Démonstration.
On se concentre sur le cas , le cas étant similaire. Compte-tenu de la relation de réciprocité mise en évidence au Lemme 2, on a
Les séries et sont convergentes en , ainsi que les fonctions pour . Le seul terme potentiellement divergent est : pour contrer cette divergence, le polynôme (en la variable ) s’annule nécessairement en . Or en utilisant le point iii) du Lemme 1, on a
puisque est convergente. Par ailleurs, le point i) du même Lemme 1 montre que pour ,
où les coefficients sont des rationnels indépendants de et dont un dénominateur commun est (ce fait nous servira au cours de la démonstration du Lemme 6 ; en fait, , où est un nombre de Stirling de première espèce sans signe). Donc
Il suffit donc de poser et, pour impair de },
(3.15) |
Dans le cas , on trouve et, pour pair de }, ∎
Lorsque l’on essaye de relier la série à la notation classique (3.12), on obtient
(3.16) | ||||
À cause du facteur , il n’y a pas d’écriture élégante de cette somme en notation hypergéométrique basique car il faudrait pour cela utiliser des racines -ièmes de l’unité. La somme est cependant une série bien équilibrée (“well-poised”; voir [9, Sec. 2.1]), et même très bien équilibrée (“very-well-poised”) si est impair. Remarquons que la série alternative donnée par (3.3) est une série très bien équilibrée.
3.4. Estimation asymptotique de
Dans ce paragraphe on démontre le point B) du paragraphe 3.1.
Lemme 4.
Soit . Pour et tel que , on a
Démonstration.
Fixons , et . Notons le sommande de la série : clairement, pour et pour tout . Il est immédiat que pour ,
Donc, puisque et ,
pourvu que (ce qui dépend de , et mais pas de ). À cette condition, on a d’un côté
et d’un autre côté,
Comme
et
on obtient
La série qui nous intéresse à proprement parler est , que l’on peut écrire, selon (3.16), sous la forme
Le facteur n’a aucune influence asymptotique par rapport à quand et est toujours non nul puisque . En procédant exactement comme ci-dessus, on montre alors que le terme d’indice domine les suivants et que
∎
3.5. Estimation asymptotique de
Dans ce paragraphe on démontre le point C) du paragraphe 3.1.
Lemme 5.
Pour tous , et tel que , on a
Démonstration.
Étant données les expressions des diverses fonctions apparues au court de la démonstration du Lemme 3, il suffit de montrer que l’estimation attendue est déjà valide pour les coefficients , uniformément en et . Fixons tel que et et soit assez petit (on peut choisir ) : par la formule de Cauchy appliquée à (3.14), on obtient
où désigne le cercle de centre et de rayon . En remplaçant par , cela équivaut à
où désigne le cercle de centre et de rayon . Il s’agit donc de majorer la fraction
(3.17) | ||||
sur . On vérifie que pour tous nombres entiers positifs , avec , et tout , on a
et
Les bornes inférieures sont effectivement parce que les valeurs et sont . On a également
Finalement, pour l’exposant de dans le membre final de (3.17), on a
pour tout . On en déduit que
où dépend de , , , et mais ni de ni de , et vérifie quand . ∎
Remarque.
Nous pensons qu’en fait
ce qui est supporté par des calculs numériques effectués sur ordinateur, ainsi que par des arguments heuristiques. Si cela est vrai, on pourra alors étendre les Théorèmes 2 et 3 aux valeurs algébriques de en utilisant un critère d’indépendance linéaire sur les corps de nombres, dû à Jadot [11].
3.6. Estimation arithmétique de
Dans ce paragraphe on démontre le point D) du paragraphe 3.1. Laissons temporairement être tel que . Rappelons que l’on définit les coefficients -binomiaux par
et qu’ils appartiennent à . Pour tout , le polynôme unitaire de plus petit degré en et tel que
est donné par , où est le polynôme cyclotomique. Il satisfait l’estimation suivante pour tout tel que (voir [7, §2] et [26, Lemma 2]) :
(3.18) |
Nous sommes maintenant en position d’expliciter les fractions rationnelles qui apparaissent au point D) du paragraphe 3.1 et d’établir leur comportement asymptotique lorsque tend vers . Soit
(3.19) |
On a alors le lemme suivant.
Lemme 6.
Soit pair.
-
i)
Pour tous , et tel que , on a
-
ii)
Lorsque , on a alors
Démonstration.
Nous allons d’abord démontrer que pour tous , et tel que , on a
le coefficient étant donné par (3.14). Décomposons tout d’abord de la façon suivante :
On vérifie en décomposant en éléments simples que l’on a les quatre identités suivantes :
(3.20) | ||||
(3.21) |
(3.22) | ||||
et
(3.23) | ||||
Notons . Il résulte des formules (3.20), (3.21), (3.22), (3.23), que pour tout entier , tout et tout , les quantités
sont des polynômes en , multipliés par une certaine puissance de et dont les coefficients sont des nombres entiers. Or la formule de Leibniz nous donne
(où la sommation est sur tous les multiplets tels que , et où l’on a omis l’évaluation en pour simplifier). On en déduit que
est un polynôme en , à coefficients entiers et multiplié par une certaine puissance de .
Il nous faut maintenant expliciter cette puissance de , c’est-à-dire déterminer un exposant le plus grand possible tel que
Pour cela, revenons à la définition originelle (3.14) de . Posons pour simplifier . En utilisant la formule de Faà di Bruno (voir [12]), on a d’un côté
(3.24) | ||||
où la somme porte sur tous les multiplets tels que , où désigne la somme , et où est la dérivée logarithmique de ,
(3.25) | ||||
D’un autre côté, on a
(3.26) |
Comme on sait déjà que
est un polynôme en , multiplié par une puissance de , et comme
la combinaison de (3.24), (3.25) et (3.26) montre que
est un polynôme en à coefficients entiers. (Lorsque l’on utilise (3.25), des expressions comme , où est un nombre entier positif, sont interprétées comme séries formelles en .)
On peut maintenant passer à la démonstration du point i) proprement dit. De nouveau, on se concentre sur le cas . Rappelons que pour pair, on a et que pour impair de , on a (voir (3.15))
avec
Il résulte donc de l’étude précédente sur (et du dénominateur commun aux ) que pour :
Par ailleurs,
avec :
qui équivaut à
(en utilisant la relation ), et
On déduit de ces trois expressions que
Le point ii) est évident compte-tenu de (3.18). ∎
4. -Analogie avec la fonction zêta de Riemann
Nous terminons cet article en discutant plus en détail deux aspects du travail présenté précédemment. Dans la première partie de ce paragraphe, nous justifions que nos sont des -analogues normalisés des nombres , et que nos séries sont des -analogues des séries utilisées récemment dans les travaux sur la dimension des espaces vectoriels engendrés sur par les valeurs de la fonction zêta aux entiers impairs. Dans la deuxième partie, nous présentons des -analogues des séries, maintenant classiques, de Ball et Beukers–Gutnik–Nesterenko, utilisées dans des démonstrations de l’irrationalité de : ces -analogues sont fortement liés à notre série pour et .
4.1. « Convergence » vers le cas « classique »
Dans ce paragraphe, on discute du rapport entre nos -fonctions et -séries et les fonctions et séries « classiques ».
Remarquons tout d’abord que les valeurs sont des -analogues des valeurs de la fonction zêta de Riemann en nombres entiers : en utilisant les nombres de Stirling de seconde espèce , définis par
on a
La série étant clairement un -analogue de , la série est une combinaison linéaire de -analogues des valeurs de la fonction zêta. On voit alors sur l’expression précédente que
(4.1) |
et peut donc aussi être considérée comme un -analogue normalisé de (voir [13, Theorem 2] et [29] pour d’autres démonstrations de (4.1)).
De même, en utilisant (3.10), (3.11) et (4.1), on obtient
si mod , respectivement
si mod . Par conséquent, notre combinaison linéaire (si importante dans la démonstration du Lemme 3) est elle aussi un -analogue normalisé de , respectivement . En particulier, la combinaison
(4.2) |
réapparaîtra au paragraphe suivant.
Comparons maintenant nos séries avec les séries utilisées pour la démonstration du Théorème 1. Si l’on multiplie par et fait tendre vers 1, on obtient la série
(4.3) |
où on a encore utilisé les symboles de Pochhammer (voir la démonstration du Lemme 1). Aux termes et près, il s’agit de la série utilisée dans [20, 2] pour démontrer le Théorème 1. Au terme près, la série (4.3) est aussi un cas spécial d’une série introduite dans [22, p. 51] (et ensuite généralisée dans [31, Sec. 8]).
De façon similaire, si l’on multiplie par et fait tendre vers 1, on obtient la série
Confronté à cette analogie frappante entre le « cas général » et le « cas », on aurait pu espérer analogie entre les minorations des dimensions des espaces vectoriels engendrés par les « -zêtas », respectivement les « zêtas », ce qui n’est pas le cas (comparer les Théorèmes 1 et 2) : les méthodes appliquées ne permettent pas de démontrer des minorations analogues.
4.2. Autour de
On connaît actuellement de nombreuses démonstrations de l’irrationalité de (voir l’article de synthèse [8]), dont plusieurs utilisent des séries hypergéométriques. Deux séries classiques sont la série de Ball (qui est le cas , de la série (4.3); voir l’introduction de [20]),
(4.4) |
et la série de Beukers–Gutnik–Nesterenko (voir [5, 10, 16]),
(4.5) |
qui sont en fait égales pour tout nombre entier positif . Dans les preuves d’irrationalité de , on montre que ces séries sont une combinaison linéaire de et , à coefficients rationnelles satisfaisant certaines propriétés asymptotiques et arithmétiques. Dans ce paragraphe nous présentons des -analogues de ces deux séries, et nous démontrons également que ces -analogues sont une combinaison linéaire de et de .
Nous commençons avec la version non terminée de la transformation de Watson due à Bailey (voir [9, (2.10.10); Appendix (III.36)]) :
(4.6) |
Dans cette identité, on a utilisé la notation
On spécialise alors et dans (4.6), et on fait tendre vers . On obtient ainsi
soit, en utilisant le Théorème de l’Hôpital,
Ceci équivaut évidemment à
(4.7) |
dont le membre de gauche est un -analogue parfait de la série (4.4) de Ball et le membre de droite est un -analogue parfait de la série (4.5) de Beukers–Gutnik–Nesterenko. Plus précisément, si l’on multiplie les deux membres de (4.7) par et que l’on fait tendre vers , on retrouve l’égalité (4.4)=(4.5). Il est également notable que, à un facteur près, le membre de gauche est exactement la série étudiée au paragraphe 3, avec et .
Poursuivons l’analogie un peu plus loin en utilisant l’identité intégrale de Agarwal (voir [9, (4.6.5)]),
où la courbe d’intégration est déformée autour de l’origine de sorte que celle-ci soit à droite de la courbe. Cette identité est valable à condition que
et en la spécialisant en et , on peut donner une représentation intégrale des séries (4.7). Il s’agit en fait d’un cas limite puisqu’apparaît le quotient :
On obtient ainsi :
Par conséquent les séries (4.7) s’expriment comme
(4.8) |
Remarquons que l’égalité de (4.8) avec le membre de droite de (4.7) peut être vue directement en poussant la courbe d’intégration à droite et en appliquant le théorème des résidus. On obtient ainsi un -analogue parfait d’une autre identité classique (voir [16]) :
Montrons maintenant que ces deux séries basiques peuvent s’écrire comme combinaison linéaire de 1 et de . Notons la série à droite de (4.7), et
(sans risque de confusion avec les notations utilisées au paragraphe 3) de sorte que
Décomposons en éléments simples :
d’où
On a donc
Remarquons que
et que l’on a
Finalement, en posant
et
on a donc
c’est-à-dire
(4.9) |
Avec la technique exposée au paragraphe 3.6, on montre qu’il existe tel que et soient dans et
Malheureusement,
et on ne peut donc montrer l’irrationalité de pour aucun tel que .
Remarque.
Pour finir, notons que, compte-tenu de (4.7), on aurait évidemment pu utiliser le Lemme 3 avec , et pour obtenir (4.9) plus rapidement, mais au prix d’un moins bon : cela suggère une probable « conjecture des dénominateurs », comparable à celles énoncées dans le cas classique dans [22] et [31]. Plus précisément et comme noté dans la Remarque (2) au paragraphe 3.1, on peut démontrer les propriétés A)–D) du paragraphe 3.1 pour la série alternative , en lieu et place de . Il semble alors que l’on peut dans ce cas remplacer le « dénominateur » par un , défini comme par (3.19), sauf que la puissance de est à la place de . Comme pour et , la série est aussi identique avec le membre gauche de (4.7), cette « conjecture des dénominateurs » est vérifiée dans ce cas. Si elle l’est aussi pour et , on pourra démontrer qu’au moins un des nombres est irrationnel, et donc améliorer le résultat du Théorème 4. Bien que pour et la série coïncide avec (à un facteur négligeable près), une telle amélioration des dénominateurs n’a probablement pas lieu, en général, pour la série .
Références
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- [2] K. Ball et T. Rivoal, Irrationalité d’une infinité de valeurs de la fonction zêta aux entiers impairs, Invent. Math. 146.1 (2001), 193–207.
- [3] K. Barré-Siriex, G. Diaz, F. Gramain et G. Philibert, Une preuve de la conjecture de Mahler–Manin, Invent. Math. 124.1 (1996), 1–9.
- [4] D. Bertrand, Séries d’Eisenstein et transcendance, Bull. Soc. Math. France 104.3 (1976), 309–321.
- [5] F. Beukers, Padé-approximations in number theory, Padé approximation and its applications, Amsterdam 1980 (Amsterdam, 1980), pp. 90–99, Lecture Notes in Math. 888, 1981.
- [6] P. Borwein, On the irrationality of certain series, Math. Proc. Cambridge Philos. Soc. 112.1 (1992), 141–146.
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