LYCEN 9419 Mai 1994
Supersymétrie et Mathématiques
Version étendue d’un exposé présenté
au Séminaire d’Analyse de l’Université Blaise Pascal
(Clermont-Ferrand 2) en mai 1993
François Gieres
Institut de Physique Nucléaire
Université Claude Bernard (Lyon 1)
43, boulevard du 11 novembre 1918
F - 69622 - Villeurbanne Cédex
Abstract
Nous présentons une introduction aux concepts de la supersymétrie par l’intermédiaire de trois exemples: (i) Mécanique quantique supersymétrique, (ii) Superalgèbres de Lie, (iii) Superconnexions de Quillen. Les points communs à toutes ces notions sont soulignés et des applications sont indiquées. En particulier nous esquissons la démonstration du théorème de Gauß et Bonnet d’après Patodi et la démonstration des inégalités de Morse d’après Witten.
Chapter 1 Introduction
Beaucoup de systèmes physiques sont invariants sous un certain ensemble de transformations continues qui engendrent un groupe de Lie. Ces symétries sont soit des symétries externes de nature géométrique (c’est-à-dire liées à la structure géométrique de l’espace-temps), soit des symétries internes (c’est-à-dire liées aux degrés de liberté internes comme la charge électrique, l’isospin, …). Dans tous les cas, l’étude mathématique de ces groupes d’invariance, leur introduction dans les théories physiques et l’exploration de leurs conséquences représentent des problèmes mathématiques intéressants.
En fait, ce n’est pas un hasard si l’introduction et l’étude de nouvelles symétries en physique ont toujours conduit à un rapprochement avec les mathématiques et à des interactions très fructueuses entre les sciences physiques et mathématiques. Ceci a été le cas pour les transformations de Lorentz et de Poincaré en Relativité Restreinte (Lorentz, Poincaré, Einstein, Minkowski, …), pour les transformations de coordonnées générales en Relativité Générale (Einstein, Hilbert, Weyl, Birkhoff, …) ou pour la représentation des symétries en théorie quantique (Weyl, Stone, von Neumann, Wigner, Bargmann, Mackey, …). Ces exemples concernent le début de ce siècle et donc une époque où les sciences étaient encore moins “compartimentées”. Vint ensuite la période Bourbaki en mathématiques et la poursuite d’une approche pragmatique en physique (à savoir avec le développement de la théorie des champs qui a permis de faire des prédictions spectaculairement précises et bien confirmées par l’expérience tout en reposant sur des fondements mathématiques très douteux). Cependant les esprits se sont de nouveaux rapprochés durant la dernière trentaine d’années et en partie grâce à l’introduction de nouvelles symétries. Citons l’exemple des théories de jauge qui décrivent les symétries internes et pour lesquelles les concepts de base ont été développé de manière indépendante en mathématiques (Ehresmann, Whitney, Koszul, Chern, …) et en physique (Yang, Mills, …). Des exemples très récents sont ceux des algèbres de symétrie de dimension infinie et de leurs extensions centrales (Witt, Virasoro, Gelfand, Kac, Moody, …), des groupes quantiques (Kulish, Reshetikhin, Sklyanin, Drinfeld, Jimbo, Woronowicz, …) ou des espaces de modules (Riemann, Teichmüller, …) qui jouent un rôle important dans la théorie des cordes actuellement discutée en physique.
Et puis il y a l’exemple auquel le présent exposé est consacré: la supersymétrie. En gros, “super” signifie -gradué. Cette graduation par le groupe intervient de manière naturelle en mathématiques, par exemple dans l’algèbre de Grassmann (algèbre des formes différentielles) et aussi en physique, si l’on considère les champs spinoriels (comme celui de l’électron) comme des variables grassmanniennes. Ainsi il n’est pas étonnnant que les extensions -graduées de l’algèbre linéaire et de la géométrie différentielle aient été développées de manière simultanée et plus ou moins indépendante par les physiciens et mathématiciens.
De la multitude des notions et applications de la supersymétrie nous en avons choisi trois qui sont conceptuellement simples et qui concernent des domaines différents. Elles sont discutées dans les trois chapitres suivants qui sont essentiellement indépendants entre eux. En guise de conclusion nous donnerons un bref aperçu des extensions -graduées dans d’autres domaines des mathématiques tout en mentionnant quelques ouvrages concernant les applications en physique.
Chapter 2 Mécanique Quantique Supersymétrique
2.1 Quelques motivations
Pour comprendre le formalisme mathématique de la mécanique quantique supersymétrique (MQSUSY), il n’est pas nécessaire de connaître le cadre physique correspondant. Néanmoins, pour motiver un peu les définitions que nous allons introduire et les questions que nous allons étudier, nous rappelons d’abord quelques idées physiques concernant la quantification d’un système avec un nombre fini de degrés de liberté [mll, jmj]. A cet effet nous partirons d’un système dynamique très simple de la mécanique classique à une dimension, à savoir l’oscillateur harmonique.
Considérons un point de masse fixé à un ressort supposé sans masse:
Supposons que la position de repos de la masse corresponde à la coordonnée sur une échelle rectiligne. Si on étire le ressort, alors il réagit avec une force de rappel qui est proportionnelle à l’élongation, ( étant une constante positive). S’il n’y a pas de friction, l’équation de mouvement newtonienne du point de masse est donnée par
(2.1) |
Elle peut encore s’écrire comme
En multipliant l’équation (2.1) par , nous obtenons
Donc l’énergie mécanique du système,
(qui est la somme de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle ) est conservée au cours du temps. Il est utile d’exprimer cette quantité en fonction des variables de position et d’impulsion :
(2.2) |
Ainsi, pour une énergie totale donnée, on a un mouvement oscillatoire pour lequel la somme des énergies cinétique et potentielle est toujours égale à :
Du point de vue mathématique la quantification de ce système classique revient à remplaçer les variables par des opérateurs linéaires agissant sur un espace de Hilbert séparable . Dans la représentation dite de Schrödinger, on choisit , c’est-à-dire l’espace de Hilbert associé à l’espace vectoriel complexe des fonctions pour lesquelles est sommable sur par rapport à la mesure de Lebesgue. La variable classique devient alors l’opérateur de multiplication par et devient l’opérateur différentiel où est la constante de Planck divisée par . Comme ces opérateurs ne sont pas bornés, ils ne peuvent pas être définis sur tout l’espace , mais seulement sur des sous-espaces denses de . Cependant nous allons ignorer ce point dans notre illustration.
Alors que et commutent entre eux, les opérateurs associés satisfont les relations de commutation canoniques de Heisenberg,
(2.3) |
où dénote l’opérateur identité sur . Supposons maintenant que les “fonctions d’onde” dépendent non seulement de , mais aussi (de façon paramétrique et différentiable) de la variable de temps :
Avec l’hypothèse suivant laquelle la variable d’énergie devient l’opérateur de translation dans le temps dans la théorie quantique, nous trouvons alors que l’expression (2.2) pour l’énergie classique conduit à l’équation de Schrödinger :
(2.4) |
avec
(2.5) |
Ceci est l’équation d’évolution dans le temps de la théorie quantique et s’appelle l’opérateur hamiltonien ou le hamiltonien du système considéré.
Intéressons nous maintenant aux états stationnaires , c’est à dire à des fonctions d’onde correspondant à une énergie fixée. On les obtient en substituant
dans l’équation de Schrödinger; il s’ensuit que
(2.6) |
Ainsi nous sommes amenés au problème mathématique suivant: considérons un opérateur linéaire auto-adjoint défini sur un sous-espace dense d’un espace de Hilbert séparable et déterminons ses valeurs propres ainsi que ses fonctions propres . Pour notre exemple de l’oscillateur harmonique, la réponse est bien connue: il existe un nombre dénombrable de valeurs propres et elles sont données par
(2.7) |
Par conséquent, un oscillateur harmonique à l’échelle d’énergie définie par la constante de Planck possède des niveaux d’énergie quantifiés: seulement des valeurs discrètes sont permises pour . En particulier la plus petite valeur possible est qui est donc plus grande que zéro (zéro correspondrait à la position de repos). La vie dans le monde quantique n’est pas facile, il n’y a point de repos!
Tous ces détails n’ont d’autres objectifs que de rappeler des souvenirs et d’illustrer les conséquences physiques dramatiques de quelques équations mathématiques plutôt banales et innocentes!
2.2 Mécanique Quantique Supersymétrique
Comme nous ne reviendrons plus à la mécanique classique dans la suite, nous supprimerons désormais les chapeaux sur les opérateurs.
La MQSUSY consiste dans l’étude de systèmes physiques décrits par des opérateurs hamiltoniens de la forme sur un espace de Hilbert admettant une décomposition par , c’est-à-dire est de la forme . Ces systèmes admettent un grand nombre d’applications en physique et en mathématiques. Ici nous allons uniquement exposer quelques aspects mathématiques tout en nous basant sur la référence [bs] et tout en renvoyant le lecteur intéressé aux travaux [mqs] pour les applications en physique. Concernant ces dernières nous remarquons seulement que implique , c’est-à-dire est invariant sous les transformations générées par : cette symétrie de permet d’expliquer certaines dégénérescences dans le spectre de et elle permet d’appliquer des méthodes algébriques pour déterminer ce spectre.
Définition 2.2.1
Considérons un espace de Hilbert séparable . Soient des opérateurs linéaires auto-adjoints sur et soit borné 111En général et ne sont pas bornés et il n’est donc pas possible de les définir sur tout l’espace , mais seulement sur des sous-espaces denses de sur lesquels ces opérateurs sont essentiellement auto-adjoints [rs].. On dit que le système est supersymétrique, si
(2.8) | |||||
s’appelle le hamiltonien, l’opérateur de supersymétrie et l’involution.
Les crochets et définis sur l’algèbre des opérateurs par les expressions (2.3) et (2.8) sont appelés commutateur et anticommutateur, respectivement.
Comme , un système supersymétrique est déjà spécifié par la donnée de et ; cependant l’objet d’intérêt principal est le hamiltonien et il est donc naturel de l’inclure dans la définition. La relation de base peut aussi s’écrire comme
(2.9) |
et c’est précisement cette équation qui a été à l’origine de toutes les théories supersymétriques [gl, wz] et en particulier de la MQSUSY [w1]. En effet cette relation correspond à une représentation de la superalgèbre de Poincaré en dimension d’espace-temps , voir section 3.4.
Les relations (2.8) ont des conséquences multiples que nous allons élaborer maintenant. Le produit scalaire entre sera noté par et la norme induite du vecteur par .
(1) Comme est auto-adjoint et , on a
(2.10) |
car .
(2) Comme mentionné en haut, implique
(2.11) |
Par ailleurs, de nous déduisons que
(2.12) |
(3) De il suit que l’involution admet pour seules valeurs propres . Elle induit une décomposition (graduation par ) de l’espace de Hilbert : si , alors
Donc,
(2.13) |
avec
Motivé par le rôle de l’opérateur en physique des particules, on appelle les vecteurs de (resp. ) les états bosoniques ou pairs (resp. fermioniques ou impairs). Avec cette décomposition l’opérateur s’écrit suivant
(4) L’involution induit aussi une décomposition sur l’algèbre des opérateurs agissant sur . Soit
un opérateur agissant sur . Alors
(2.14) |
et
(2.15) |
En analogie avec la terminologie introduite pour les états, les opérateurs qui commutent avec l’involution sont appelés opérateurs bosoniques ou pairs alors que ceux qui anticommutent avec sont dits fermioniques ou impairs. Par exemple, le hamiltonien est pair et l’opérateur de supersymétrie impair.
L’involution sur induit donc une graduation sur l’algèbre des opérateurs linéaires définis sur . Sur cette algèbre graduée on peut alors définir un commutateur gradué dont le commutateur et l’anticommutateur considérés ci-dessus sont des cas particuliers, voir section 3.2, équation (LABEL:scl).
(5) Comme est auto-adjoint () et anticommute avec , il suit du raisonnement précédent que
(2.16) |
où est un opérateur linéaire. Appliquons maintenant à un vecteur de :
Ceci étant de nouveau un vecteur de , nous concluons que
(2.17) | |||||
ce qui veut dire que
C’est cette propriété fondamentale de qui a motivé la terminologie opérateur de ‘supersymétrie’.
Notons aussi que (2.16) implique que a la forme suivante:
(2.18) |
(6) Pour conclure, nous en venons à la propriété fondamentale de tout système supersymétrique. Supposons que
En appliquant l’opérateur à cette relation et en utilisant que , nous trouvons que
Donc, si est un vecteur propre de , alors est aussi un vecteur propre pour la même valeur propre . (Remarquons que ce raisonnement n’est pas valable pour la valeur propre nulle : la relation implique
donc et zéro n’est pas un vecteur propre par définition.)
Comme on l’a montré plus haut, (resp. ) implique (resp. ). Ainsi nous avons dérivé le résultat suivant :
Théorème 2.2.1 (Propriété fondamentale d’un syst. supersymétrique)
Pour un système supersymétrique les valeurs propres non nulles du hamiltonien admettent le même nombre de vecteurs propres bosoniques et fermioniques:
(2.19) |
Ici nous avons utilisé la notation
D’une manière générale la restriction d’un opérateur linéaire sur à un sous-espace de sera notée par .
Remarquons que la formule (2.19) pour le spectre de peut être présentée d’une manière plus rigoureuse en utilisant les projecteurs sur qui définissent la décomposition spectrale de (c’est-à-dire ) : ainsi (2.19) s’écrit
pour tout sous-ensemble ouvert et borné de l’intervalle .
2.2.1 Exemple : Opérateur de Lapace et Beltrami
Soit une variété qui a toutes les bonnes propriétés que l’on puisse souhaiter: c’est une variété réelle de type , de dimension finie , sans bord, compacte, riemannienne et orientée.
Sur cette variété nous considérons le fibré vectoriel des formes différentielles. Soit l’espace vectoriel des sections de type dans ce fibré: en terme de coordonnées locales définies dans un voisinage d’un point , un élément de est donné par
Une métrique riemannienne sur induit une métrique sur . En utilisant la norme associée à on peut compléter pour obtenir un espace de Hilbert que nous dénotons . Dans la suite nous n’allons pas toujours explicitement écrire la barre, parce qu’elle n’est pas essentielle dans la plupart des raisonnements que nous allons faire.
Les opérateurs de différentiation et de codifférentiation des formes différentielles sont notés par et ,
étant l’adjoint de par rapport à la métrique .
Sur nous introduisons le système supersymétrique de Laplace et Beltrami:
(2.20) | |||||
Le hamiltonien de ce système est donc l’opérateur de Laplace et Beltrami (associé à la métrique ). Pour en avoir une idée un peu plus concrète nous rappelons que dans un système de coordonnées locales l’action de sur une fonction est donnée par
où et sont respectivement la matrice inverse et le déterminant de la matrice avec les éléments .
Vérifions que le système (2.20) satisfait bien toutes les conditions requises par la définition 2.1. Il est clair que et sont des opérateurs auto-adjoints. Par ailleurs, est borné et son carré est l’opérateur unité. Pour vérifier que anticommute avec , nous choississons et appliquons , resp. sur :
Ainsi et , d’où .
Dans l’exemple présent, la décomposition de l’espace de Hilbert induite par l’involution prend la forme
L’application du théorème 2.2.1 à ce système supersymétrique donne le résultat suivant. Pour toute valeur propre de , notons
Alors l’équation (2.19) implique
c’est-à-dire
(2.22) |
Dans les prochaines sections nous allons voir comment cette relation peut être directement ou indirectement utilisée pour démonter les théorèmes d’indice (Gauß et Bonnet, Morse, …) ou les inégalités de Morse.
2.3 Applications
2.3.1 Quelques rappels (Betti, de Rham, Hodge, Euler)
Les nombres de Betti d’une variété de dimension sont des invariants topologiques définis comme les dimensions des groupes d’homologie de [st]. D’après le théorème de de Rham, les groupes d’homologie et de cohomologie sont isomorphes et ont donc la même dimension; ainsi
où sont les groupes de cohomologie de de Rham:
La théorie de Hodge implique que la dimension de est la même que celle de l’espace des -formes harmoniques sur , c’est-à-dire de l’espace des -formes annihilées par l’opérateur de Laplace et Beltrami :
(2.23) |
(Concernant la démonstration de ce résultat nous remarquons seulement que si et seulement si , car .)
Dans les prochaines sections nous ferons aussi appel à la caractéristique d’Euler de la variété définie par
(2.24) |
A titre d’exemple, citons les variétés compactes et orientables de dimension qui sont toutes difféomorphes à une sphère avec un certain nombre de trous ( = genre de ) :
(2.25) |
2.3.2 Démonstr. du théorème de Gauß et Bonnet d’après Patodi
Dans son travail sur les inégalités de Morse [w2], Witten a indiqué des relations entre le théorème d’indice d’Atiyah-Singer et la MQSUSY. Ces remarques furent exploitées par d’autres physiciens, notamment Alvarez-Gaumé, Friedan et Windey [ag], pour donner une démonstration simple du théorème d’indice; des versions rigoureuses de ces preuves ont été fournies par Getzler et Bismut [ge].
Dans la suite nous indiquerons de quelle manière la supersymétrie intervient dans ces démonstrations en choississant comme illustration l’exemple très simple du théorème de Gauß et Bonnet classique [bs]:
Théorème 2.3.1 (Gauß et Bonnet)
Soit une variété riemannienne compacte, orientable, de dimension . Alors la caractéristique d’Euler et le scalaire de courbure de sont reliés par
(2.26) |
ou, d’après l’équation (2.25),
Notons à ce sujet que la formule (2.26) peut être généralisée à des variétés de dimension paire en remplaçant la -forme par la -forme d’Euler ; la démonstration indiquée ci-dessous (qui est due à Patodi [p, bs]) s’applique aussi à ce cas plus général.
Esquisse de démonstration: La première étape de la dérivation de (2.26) consiste à utiliser la propriété de supersymétrie (2.22) pour prouver la formule de McKean et Singer [mcs] (formule valable pour toute variété compacte et orientable ):
(2.27) |
Ici est l’opérateur de Laplace et Beltrami et ‘Str’ est la supertrace définie par222Pour les détails d’analyse nous renvoyons à la section 12.3 de [bs].
(2.28) |
Dérivons maintenant la formule (2.27). D’après la définition (2.2.1) de , nous avons
Comme l’opérateur est de trace finie, nous pouvons interchanger les sommes et ensuite appliquer l’équation (2.22):
Comme (voir équation (2.23)), nous obtenons le résultat (2.27).
La seconde étape de la démonstration de (2.26) consiste à introduire le noyau intégral associé à ,
et à relier le noyau de au scalaire de courbure pour (ou plus généralement à la -forme d’Euler, , pour ). Cette partie nécessite une étude analytique plus approfondie qui a été faite par Patodi [p] et qui est décrite en détail dans l’ouvrage [bs]. La supersymétrie intervient dans cette partie par l’intermédiaire de la formule de Berezin et Patodi pour la supertrace.
Il est évident que la démarche suivie dans cette démonstration est très différente de celle suivie dans la dérivation habituelle de la formule de Gauß et Bonnet [st]: cette dernière fait appel à une triangulation de la variété et à l’interprétation de la courbure en fonction du transport parallèle le long d’une courbe fermée.
2.3.3 Démonstr. des inégalités de Morse d’après Witten
Théorie de Morse
Comme notre but ne consiste pas à présenter les résultats les plus forts à partir des hypothèses les plus faibles, mais plutôt à illustrer les idées et méthodes, nous considérons dans la suite une variété de type qui possède toutes les propriétés mentionnées au début du chapitre 2.2.1.
Soit une fonction de type sur . La topologie de impose des restrictions sur le comportement de . Plus spécifiquement les inégalités de Morse donnent une limite inférieure pour le nombre de points critiques de en fonction de la topologie de . Avant de formuler ces restrictions, nous rappelons d’abord la définition des notions dont nous aurons besoin [bs, m].
Définition 2.3.1
Soit une fonction de type et un système de coordonnées locales sur .
(i) Un point est un point critique de , si
(ii) Un point critique de est non-dégénéré, si la hessienne de au point est non-dégénérée, c.à.d. ; localement est donnée par la matrice réelle et symétrique
(iii) L’indice d’un point critique de est le nombre de valeurs propres négatives de la matrice .
Remarquons qu’un point critique non-dégénéré est nécessairement isolé, c’est-à-dire il existe un voisinage de ce point critique qui ne contient pas d’autres points critiques [m]. Par ailleurs, si le point critique est non-dégénéré et possède un indice ‘’, alors la fonction prend la forme suivante en fonction de coordonnées locales définies dans un voisinage de :
(2.29) |
Ces coordonnées s’appellent les coordonnées de Morse.
Définition 2.3.2
Une fonction de type est appelée fonction de Morse, si elle admet un nombre fini de points critiques et que tous ceux-ci sont non-dégénérés. Pour une telle fonction on note
Pour illustrer ces définitions nous considérons l’exemple du tore bidimensionnel, [bs]. On peut plonger cette variété dans en associant à tout point les coordonnées :
Comme fonction sur nous choisissons la fonction ‘hauteur’ définie par
Cette fonction admet 4 points critiques, les indices et multiplicités étant les suivants:
Comme le tore est une surface de genre , ses nombres de Betti sont donnés par et . Nous avons donc les égalités suivantes dans notre exemple:
Dans le cas général on a les inégalités suivantes qui imposent une restriction sur les nombres en fonction de la topologie de caractérisée par les coefficients :
Théorème 2.3.2 (Inégalités de Morse faibles)
Pour toute fonction de Morse sur on a
(2.30) |
Ces relations sont une conséquence du résultat suivant.
Théorème 2.3.3 (Inégalités de Morse fortes)
Pour toute fonction de Morse sur on a les inégalités
(2.31) |
Pour , on a l’égalité
(2.32) |
qui peut encore s’écrire sous la forme
(2.33) |
et qui s’appelle le théorème d’indice de Morse.
Démonstration d’après Witten
La démonstration classique du théorème précédent [m] part de la définition topologique des nombres de Betti (en tant que dimensions des groupes d’homologie de ) et utilise des résultats généraux de la théorie d’homologie (concernant les suites exactes des groupes d’homologie relatifs et les liens avec l’homotopie). Par contre la démonstration de Witten [w2, hen] part de la définition analytique du nombre de Betti (en tant que dimension de l’espace des -formes harmoniques sur ). A côté de son caractère original, elle présente un intérêt pour différentes raisons. D’abord elle établit des connexions intéressantes entre la géométrie et l’analyse. Ensuite, la transposition des arguments de Witten dans le cadre de la géométrie algébrique sur un corps fini a permis à Laumon de démontrer un résultat jusqu’alors conjectural (concernant la formule du produit pour la constante de l’équation fonctionnelle de la fonction attachée à une représentation -adique) [lau, hen]. Finalement le système supersymétrique introduit dans la démonstration de Witten a été repris dans la suite par Witten dans le cadre des théories de Floer et de Donaldson traitant des invariants topologiques associés aux variétés de dimension et (voir référence [blau] pour une revue de ces résultats).
L’idée de départ de Witten pour dériver les relations (2.31) et (2.33) consiste à déformer le système supersymétrique associé à l’opérateur de Laplace et Beltrami par l’intermédiaire d’une fonction de Morse.
Soit comme dans la section précédente et une fonction de Morse. Pour on considère
Le système supersymétrique de Witten est alors défini sur l’espace de Hilbert par
(2.34) | |||||
Le théorème 2.2.1 appliqué à ce système prend de nouveau la forme (2.22),
(2.35) |
où représente maintenant la multiplicité de la valeur propre de sur :
(2.36) |
D’un autre côté la généralisation des arguments de Hodge au laplacien déformé (2.34) implique que les nombres de Betti sont donnés par
(2.37) |
D’après la définition (2.36) nous avons donc
et le théorème de Morse (2.33) peut s’écrire comme
(2.38) |
Ainsi la relation qu’on veut démontrer a une forme semblable à la formule (2.35) résultant de la supersymétrie.
D’abord un long calcul montre que peut s’exprimer en fonction de et de comme
où est un opérateur d’ordre zéro. Ensuite on introduit un système de coordonnées de Morse (2.29) pour représenter la fonction de Morse dans un voisinage du point critique de avec indice . Substituant cette expression dans la formule précédente pour on obtient
Ici est le Laplacien ordinaire agissant sur les -formes selon
et est un opérateur qui s’écrit en fonction d’opérateurs de création et d’annihilation fermioniques (familiers aux physiciens). A des facteurs près, l’opérateur scalaire n’est autre que le hamiltonien de l’oscillateur harmonique (2.5) à dimensions dont le spectre est bien connu (voir éq.(2.7)).
La dérivation de la formule (2.38) et des inégalités (2.31) consiste maintenant dans une étude assez subtile du spectre de au voisinage de . A cette fin, la dimension de est estimée pour des grandes valeurs du paramètre suite à l’estimation des valeurs propres de pour . Nous renvoyons à [bs] pour les détails concernant cette analyse.
Chapter 3 Superalgèbres de Lie
Dans notre introduction aux concepts de la supersymétrie, nous aurions peut-être dû commencer avec les superalgèbres de Lie pour plusieurs raisons:
(i) Cette notion est conceptuellement simple et naturelle.
(ii) Du point de vue historique c’était probablement le premier concept autour de la supersymétrie qui soit apparu en mathématiques et en physique.
(iii) Ces algèbres interviennent dans des domaines très variés des mathématiques (par exemple dans les théories d’homotopie, de cohomologie, de déformation, …) et de la physique (physique des particules élémentaires, physique nucléaire, …).
La terminologie employée dans la litérature n’est pas toujours uniforme et au lieu de superalgèbres de Lie, certains auteurs parlent d’algèbres de Lie graduées (ces dernières ayant encore une autre signification pour une troisième classe d’auteurs). La référence standard pour la théorie des superalgèbres de Lie et de leurs représentations - référence que nous allons suivre au début de ce chapitre - est un article détaillé de Kac [vk] (voir aussi [vik]). D’autres traités d’introduction à ce sujet sont [cns, scheu, bdw, cor]. Pour des aspects géométriques (comme la théorie de Borel,Weil et Bott) nous renvoyons à [kos, pen], pour les superalgèbres de dimension infinie à [clr] et aux références qui sont citées dans ces articles. Ici nous nous bornons à donner la définition d’une superalgèbre de Lie et d’en présenter quelques exemples et réalisations. D’autres exemples et applications peuvent être trouvés dans les ouvrages cités, en particulier dans [vk, cns, bdw, jlk, sor].
3.1 Définition
Les (super)algèbres de Lie peuvent être définies sur des corps assez généraux, mais pour notre illustration nous nous bornons au corps des nombres réels. Rappelons d’abord qu’une algèbre de Lie sur est un espace vectoriel réel muni d’une opération (appelée crochet de Lie),
satisfaisant les propriétés suivantes:
(i) est -bilinéaire,
(ii) est antisymétrique: ,
(iii) satisfait l’identité de Jacobi: .
La généralisation supersymétrique de l’algèbre de Lie consiste à introduire une décomposition par sur l’espace vectoriel et à incorporer cette graduation dans les propriétés (ii) et (iii). Comme nous n’allons pas discuter une graduation par ici, mais seulement par , nous notons les éléments (classes d’équivalence) de simplement par et .
Définition 3.1.1
Une superalgèbre de Lie (ou algèbre de Lie graduée) sur est donnée par un espace vectoriel réel qui est -gradué,
et une opération (appelée supercrochet de Lie), , satisfaisant les axiomes suivants:
(c) est compatible avec la graduation, c’est-à-dire
(3.1) |
ou plus explicitement,
(i) est -bilinéaire.
(ii) est gradué antisymétrique, c.à.d.
(3.2) |
et, pour , on a donc
(3.3) | |||||
(iii) satisfait l’identité de Jacobi graduée, c’est-à-dire plus permutations circulaires avec signes appropriés:
(3.4) |