Étude du graphe divisoriel 4

Pierre Mazet et Eric Saias

1 Introduction

Appelons chaîne-permutation du graphe divisoriel de superscript\mathbb{N}^{*} (ou plus simplement chaîne-permutation) toute application bijective f::𝑓superscriptsuperscriptf:\mathbb{N}^{*}\rightarrow\mathbb{N}^{*} telle que f(n)𝑓𝑛f(n) est un diviseur ou un multiple de f(n+1)𝑓𝑛1f(n+1) pour tout entier n1𝑛1n\geq 1. Il est facile de construire des chaînes-permutations. Voici les premières valeurs de l’une d’entre elles:

12(2×3)3(3×4)4(4×5)5(5×7)7(7×8)8122333444555777881-2-(2\times 3)-3-(3\times 4)-4-(4\times 5)-5-(5\times 7)-7-(7\times 8)-8\cdots

On a ici lim supn+f(n)/n2=1/4subscriptlimit-supremum𝑛𝑓𝑛superscript𝑛214\limsup_{n\rightarrow+\infty}{f(n)/n^{2}}=1/4. Le résultat ci-dessous montre que la convergence vers l’infini de f(n)𝑓𝑛f(n) peut être beaucoup plus lente.

Théorème.

Il existe une constante c1subscript𝑐1c_{1} et une chaîne-permutation f𝑓f telles que pour tout n2𝑛2n\geq 2, on a

f(n)c1n(logn)2.𝑓𝑛subscript𝑐1𝑛superscript𝑛2f(n)\leq c_{1}n(\log n)^{2}.

Intéressons-nous maintenant à des permutations de superscript\mathbb{N}^{*} qui ne sont pas nécessairement des chaînes-permutations. Notons [a,b]𝑎𝑏[a,b] le plus petit commun multiple des entiers a𝑎a et b𝑏b. En 1983, Erdös, Freud et Hegyvari ont montré qu’il existe une constante c2subscript𝑐2c_{2} et une permutation f𝑓f de superscript\mathbb{N}^{*} telles que pour tout n3𝑛3n\geq 3, on a

[f(n),f(n+1)]nexp{c2lognloglogn}𝑓𝑛𝑓𝑛1𝑛subscript𝑐2𝑛𝑛[f(n),f(n+1)]\leq n\exp\{c_{2}\sqrt{\log n}\log\log n\}

(voir le théorème 3 de [2]). En modifiant légèrement la permutation choisie par Erdös, Freud et Hegyvari, Chen et Ji [1] ont montré en 2011 que l’on peut remplacer la fonction à l’intérieur de l’accolade par (22+o(1))lognloglogn22𝑜1𝑛𝑛(2\sqrt{2}+o(1))\sqrt{\log n\log\log n}. Il découle immédiatement de notre théorème une amélioration de leur résultat.

Corollaire.

Il existe une constante c3subscript𝑐3c_{3} et une permutation f𝑓f de superscript\mathbb{N}^{*} telles que pour tout n2𝑛2n\geq 2, on a

[f(n),f(n+1)]c3n(logn)2.𝑓𝑛𝑓𝑛1subscript𝑐3𝑛superscript𝑛2[f(n),f(n+1)]\leq c_{3}n(\log n)^{2}.

Signalons que Tenenbaum [6] conjecture que l’on peut remplacer l’expression à droite du signe \leq dans cette dernière formule par n(logn)1+o(1).𝑛superscript𝑛1𝑜1n(\log n)^{1+o(1)}. L’exposant 111 de logn𝑛\log n serait alors optimal car on sait que (théorème 3 de [4]) pour toute permutation f𝑓f de superscript\mathbb{N}^{*}, on a

lim supn+[f(n),f(n+1)]nlogn>0.subscriptlimit-supremum𝑛𝑓𝑛𝑓𝑛1𝑛𝑛0\limsup_{n\rightarrow+\infty}\frac{[f(n),f(n+1)]}{n\log n}>0.

Pour établir le théorème, on utilise une construction de chaîne finie due à Tenenbaum (voir le paragraphe 4 de [6]) et un résultat relatif aux entiers à diviseurs denses (théorème 1 de [3]) (pour la définition de ces termes, voir le paragraphe suivant). Même si cela ne nous est pas utile ici, signalons au passage que le récent travail de Weingartner [7] fournit un équivalent asymptotique de la fonction de comptage des entiers à diviseurs y𝑦y-denses, uniforme en y𝑦y.

2 Notations

Appelons chaîne toute application injective f::𝑓superscriptsuperscriptf:\mathbb{N}^{*}\rightarrow\mathbb{N}^{*} telle que f(n)𝑓𝑛f(n) est un diviseur ou un multiple de f(n+1)𝑓𝑛1f(n+1) pour tout entier n1𝑛1n\geq 1. Appelons aussi chaîne finie de longueur l𝑙l tout l𝑙l-uplet 𝒞=a1,a2,,al𝒞subscript𝑎1subscript𝑎2subscript𝑎𝑙\mathcal{C}=a_{1},a_{2},\cdots,a_{l} d’entiers positifs deux à deux distincts et tels que aisubscript𝑎𝑖a_{i} est un diviseur ou un multiple de ai+1subscript𝑎𝑖1a_{i+1} pour tout entier i𝑖i de l’intervalle [1,l1]1𝑙1[1,l-1]. On notera  longueur(𝒞):=l.assignlongueur𝒞𝑙\mathrm{longueur\ }(\mathcal{C}):=l.

On note pour tout entier n2,P+(n)𝑛2superscript𝑃𝑛n\geq 2,P^{+}(n) (respectivement P(n)superscript𝑃𝑛P^{-}(n)) le plus grand (resp. petit) facteur premier de n. On pose de plus P+(1)=1superscript𝑃11P^{+}(1)=1.

On note

F(n):={1(n=1)max{dP(d):d|n,d>1}(n2).assign𝐹𝑛cases1𝑛1maxconditional-set𝑑superscript𝑃𝑑𝑑ket𝑛𝑑1𝑛2F(n):=\left\{\begin{array}[]{cl}1&(n=1)\\ \mathrm{max}\{dP^{-}(d):d|n,d>1\}&(n\geq 2).\end{array}\right.

On dit qu’un entier est à diviseurs y𝑦y-denses si F(n)yn.𝐹𝑛𝑦𝑛F(n)\leq yn. Cette dénomination provient de l’identité

F(n)n=max1i<τ(n)di+1(n)di(n)𝐹𝑛𝑛𝑚𝑎subscript𝑥1𝑖𝜏𝑛subscript𝑑𝑖1𝑛subscript𝑑𝑖𝑛\frac{F(n)}{n}=max_{1\leq i<\tau(n)}\frac{d_{i+1}(n)}{d_{i}(n)}

1=d1(n)<d2(n)<<dτ(n)(n)=n1subscript𝑑1𝑛subscript𝑑2𝑛subscript𝑑𝜏𝑛𝑛𝑛1=d_{1}(n)<d_{2}(n)<\cdots<d_{\tau(n)}(n)=n désigne la suite croissante des diviseurs de n (voir le lemme 2.2 de [5]).

3 Preuve du théorème

Soit p𝑝p un nombre premier.

Au paragraphe 4 de [6], Tenenbaum construit une famille de chaînes finies Γ(x,p)Γ𝑥𝑝\Gamma(x,p) pour tout réel x2𝑥2x\geq 2. On s’intéresse ici au cas particulier x=2p2𝑥2superscript𝑝2x=2p^{2} pour lequel on a les quatre propriétés suivantes.

Γ(8,2)=12.Γ8.212\Gamma(8,2)=1-2.

Pour tout p3,Γ(2p2,p)=1p2.formulae-sequence𝑝3Γ2superscript𝑝2𝑝1𝑝2p\geq 3,\Gamma(2p^{2},p)=1-p-\cdots-2.

Pour tout p,Γ(2p2,p)𝑝Γ2superscript𝑝2𝑝p,\Gamma(2p^{2},p) est constitué d’entiers m𝑚m sans facteur carré et tels que m2p2,P+(m)p.formulae-sequence𝑚2superscript𝑝2superscript𝑃𝑚𝑝m\leq 2p^{2},P^{+}(m)\leq p.

Pour tout p,Γ(2p2,p)𝑝Γ2superscript𝑝2𝑝p,\Gamma(2p^{2},p) contient tous les entiers m𝑚m sans facteur carré et tels que F(m)p2.𝐹𝑚superscript𝑝2F(m)\leq p^{2}.

Cette dernière propriété combinée avec le théorème 1 de [3] entraîne l’existence d’une constante c>0𝑐0c>0 telle que pour tout p𝑝p

(3.1) longueur(Γ(2p2,p))cp2/logp.longueurΓ2superscript𝑝2𝑝𝑐superscript𝑝2𝑝\mathrm{longueur\ }(\Gamma(2p^{2},p))\geq cp^{2}/\log p.

Nous modifions légèrement Γ(2p2,p)Γ2superscript𝑝2𝑝\Gamma(2p^{2},p) en considérant la chaîne finie 𝒟(p)𝒟𝑝\mathcal{D}(p) obtenue en déplaçant dans Γ(2p2,p)Γ2superscript𝑝2𝑝\Gamma(2p^{2},p) le 111 initial pour le mettre en final, puis en multipliant le tout par le nombre premier psuperscript𝑝p^{*} suivant immédiatement p𝑝p. On a donc pour p3,𝒟(p)=pp2pp.formulae-sequence𝑝3𝒟𝑝superscript𝑝𝑝2superscript𝑝superscript𝑝p\geq 3,\mathcal{D}(p)=p^{*}p-\cdots-2p^{*}-p^{*}.

Soit f0subscript𝑓0f_{0} la suite commençant à 111, puis obtenue par concaténation des 𝒟(p)𝒟𝑝\mathcal{D}(p).

f0:1𝒟(2)𝒟(3)𝒟(5)𝒟(7):subscript𝑓01𝒟2𝒟3𝒟5𝒟7f_{0}:1-\mathcal{D}(2)-\mathcal{D}(3)-\mathcal{D}(5)-\mathcal{D}(7)-\cdots

On vérifie que f0subscript𝑓0f_{0} est une chaîne formée d’entiers sans facteur carré. On pose q0=1subscript𝑞01q_{0}=1.

On construit alors par récurrence une suite croissante (qk)k0subscriptsubscript𝑞𝑘𝑘0(q_{k})_{k\geq 0} de nombres égaux à 111 ou premiers et des chaînes fksubscript𝑓𝑘f_{k} construites à partir de f0subscript𝑓0f_{0} en remplaçant, pour pqk𝑝subscript𝑞𝑘p\leq q_{k}, la chaîne finie 𝒟(p)𝒟𝑝\mathcal{D}(p) par une chaîne finie 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) à définir.

Supposons construits q0q1qk1subscript𝑞0subscript𝑞1subscript𝑞𝑘1q_{0}\leq q_{1}\leq\cdots\leq q_{k-1}, 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) pour pqk1𝑝subscript𝑞𝑘1p\leq q_{k-1} ainsi donc que f0,f1,,fk1subscript𝑓0subscript𝑓1subscript𝑓𝑘1f_{0},f_{1},\cdots,f_{k-1}. Si k𝑘k est dans l’image de fk1subscript𝑓𝑘1f_{k-1}, on pose qk=qk1subscript𝑞𝑘subscript𝑞𝑘1q_{k}=q_{k-1}, il n’y a pas de nouvelle chaîne finie 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) à définir et donc fk=fk1subscript𝑓𝑘subscript𝑓𝑘1f_{k}=f_{k-1}.

On suppose dorénavant que k𝑘k n’est pas dans l’image de fk1subscript𝑓𝑘1f_{k-1}.

On choisit qksubscript𝑞𝑘q_{k} un nombre premier tel que qk>qk1subscript𝑞𝑘subscript𝑞𝑘1q_{k}>q_{k-1} et

(3.2) qkk2.subscript𝑞𝑘superscript𝑘2q_{k}\geq k^{2}.

On définit alors 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) pour qk1<pqksubscript𝑞𝑘1𝑝subscript𝑞𝑘q_{k-1}<p\leq q_{k} de la manière suivante.

Si qk1<p<qksubscript𝑞𝑘1𝑝subscript𝑞𝑘q_{k-1}<p<q_{k}, on pose 𝒞(p)=𝒟(p).𝒞𝑝𝒟𝑝\mathcal{C}(p)=\mathcal{D}(p).

Si p=qk𝑝subscript𝑞𝑘p=q_{k}, on choisit

𝒞(p)=pk2kppk2𝒟(p).𝒞𝑝𝑝superscript𝑘2𝑘superscript𝑝𝑝superscript𝑘2𝒟𝑝\mathcal{C}(p)=pk^{2}-k-p^{*}pk^{2}-\mathcal{D}(p).

Le fait que 𝒟(p)𝒟𝑝\mathcal{D}(p) est formée d’entiers sans facteur carré assure que les éléments de 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) sont deux à deux distincts et donc que 𝒞(p)𝒞𝑝\mathcal{C}(p) est une chaîne finie.

On pose alors

fk:1𝒞(2)𝒞(3)𝒞(qk)𝒟(qk)𝒟(qk):subscript𝑓𝑘1𝒞2𝒞3𝒞subscript𝑞𝑘𝒟superscriptsubscript𝑞𝑘𝒟superscriptsubscript𝑞𝑘absentf_{k}:1-\mathcal{C}(2)-\mathcal{C}(3)-\cdots-\mathcal{C}(q_{k})-\mathcal{D}(q_{k}^{*})-\mathcal{D}(q_{k}^{**})-\cdots

et on vérifie que c’est une chaîne. On définit enfin

f=limk+fk=1𝒞(2)𝒞(3)𝒞(5)𝒞(p)𝑓subscript𝑘subscript𝑓𝑘1𝒞2𝒞3𝒞5𝒞𝑝f=\lim_{k\rightarrow+\infty}f_{k}=1-\mathcal{C}(2)-\mathcal{C}(3)-\mathcal{C}(5)-\cdots-\mathcal{C}(p)-\cdots

et on vérifie que c’est une chaîne-permutation.

Le début de cette chaîne-permutation est formée des trois entiers 1631631-6-3, et est suivie de la chaîne finie 𝒞(3).𝒞3\mathcal{C}(3). Soit n4;𝑛4n\geq 4; il existe donc un nombre premier p𝑝p tel que f(n)𝒞(p)𝑓𝑛𝒞superscript𝑝f(n)\in\mathcal{C}(p^{*}). En utilisant notamment (3.2)32(3.2), on a

f(n)2p2pp3.𝑓𝑛2superscript𝑝absent2superscript𝑝absentsubscriptsuperscript𝑝3f(n)\leq 2p^{*2}p^{**}\smallsmile_{\displaystyle\smallfrown}p^{3}. Par ailleurs notons r𝑟r un nombre premier générique. On a en utilisant (3.1) et le théorème des nombres premiers

nrplongueur(𝒞(r))rpr2/logrp3/(logp)2.𝑛subscript𝑟𝑝longueur𝒞𝑟much-greater-thansubscript𝑟𝑝superscript𝑟2𝑟subscriptsuperscript𝑝3superscript𝑝2n\geq\sum_{r\leq p}\mathrm{longueur\ }(\mathcal{C}(r))\gg\sum_{r\leq p}r^{2}/\log r\smallsmile_{\displaystyle\smallfrown}p^{3}/(\log p)^{2}.

On en déduit que f(n)n(logn)2much-less-than𝑓𝑛𝑛superscript𝑛2f(n)\ll n(\log n)^{2}. Cela conclut la démonstration du théorème.

Références

  • [1] Y.-G. Chen and C.-S. Ji. — The permutation of integers with small least common multiple of two subsequent terms, Acta Math. Hungarica 132 (2011), 307-309.
  • [2] P. Erdös, R. Freud and N.Hegyvari.— Arithmetical properties of permutation of integers, Acta Math. Hungarica 41 (1983), 169-176.
  • [3] E. Saias.— Entiers à diviseurs denses 1, J. Number Theory 62 (1997), 163-191.
  • [4] E. Saias.— Applications des entiers à diviseurs denses, Acta Arithmetica 83 (1998), 225-240.
  • [5] G. Tenenbaum.— Sur un problème de crible et ses applications, Ann. Sci. Ecole Norm. Sup. (4) 19 (1986), 1-30.
  • [6] G. Tenenbaum.— Sur un problème de crible et ses applications, 2. Corrigendum et étude du graphe divisoriel, Ann. Sci. Ecole Norm. Sup. (4) 28 (1995), 115-127.
  • [7] A. Weingartner.— Practical numbers and the distribution of divisors, Quart. J. Maths 66 (2015), 743-758.

Pierre Mazet Eric Saias
Laboratoire de Probabilités, Statistique et Modélisation,
Sorbonne Université,
4, place Jussieu, 75252 Paris Cedex 05 (France)
piermazet@laposte.net eric.saias@upmc.fr