Hypersurfaces quartiques de dimension 3 : Non rationalité stable

J.-L. Colliot-Thélène C.N.R.S., Université Paris Sud
Mathématiques, Bâtiment 425
91405 Orsay Cedex
France
jlct@math.u-psud.fr
   A. Pirutka C.N.R.S., École Polytechnique, CMLS, 91128 Palaiseau
France
alena.pirutka@polytechnique.edu
(À paraître dans Ann. Sc. Éc. Norm. Sup.; soumis le 27 mars 2014; rapports reçus par les auteurs le 12 novembre 2014; version révisée soumise le 13 janvier 2015; article accepté le 17 mars 2015.)
Résumé

Inspirés par un argument de C. Voisin, nous montrons l’existence d’hypersurfaces quartiques lisses de dimension 3 sur les complexes qui ne sont pas stablement rationnelles, plus précisément dont le groupe de Chow de degré zéro n’est pas universellement égal à {\mathbb{Z}}. La méthode de spécialisation adoptée ici permet de construire des exemples définis sur un corps de nombres.

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There are (many) smooth quartic threefolds over the complex field which are not stably rational. More precisely, their degree zero Chow group is not universally equal to {\mathbb{Z}}. The proof uses a variation of a method due to C. Voisin. The specialisation argument we use yields examples defined over a number field.

Introduction

Soit X𝐏4𝑋subscriptsuperscript𝐏4X\subset{\mathbf{P}}^{4}_{{\mathbb{C}}} une hypersurface quartique lisse. Dans [iskovkikhmanin], Iskovskikh et Manin montrent que tout automorphisme birationnel de X𝑋X est un automorphisme, ce qui implique que le groupe des automorphismes birationnels est fini et que la variété de Fano X𝑋X n’est pas rationnelle. Des choix convenables de X𝑋X donnent alors des contre-exemples au théorème de Lüroth pour les solides.

Cette méthode, dite de rigidité birationnelle, a depuis été fort développée. Elle ne permet pas de répondre à la question de la rationalité stable de ces variétés, que l’on trouve posée explicitement dans [huh].

Artin et Mumford [artinmumford] construisirent d’autres exemples de solides X/𝑋X/{\mathbb{C}} projectifs et lisses qui sont unirationnels mais non rationnels. L’invariant qu’ils utilisèrent est le sous-groupe de torsion H3(X,)torssuperscript𝐻3subscript𝑋𝑡𝑜𝑟𝑠H^{3}(X,{\mathbb{Z}})_{tors} du troisième groupe de cohomologie de Betti, isomorphe pour un solide projectif et lisse au groupe H4(X,)torssuperscript𝐻4subscript𝑋𝑡𝑜𝑟𝑠H^{4}(X,{\mathbb{Z}})_{tors}. Pour toute variété X/𝑋X/{\mathbb{C}} projective et lisse rationnellement connexe, le groupe H3(X,)torssuperscript𝐻3subscript𝑋𝑡𝑜𝑟𝑠H^{3}(X,{\mathbb{Z}})_{tors} est isomorphe à un autre invariant birationnel, le groupe de Brauer Br(X)Br𝑋{\operatorname{Br}}(X). Ce groupe est nul pour toute variété X/𝑋X/{\mathbb{C}} stablement rationnelle, et même pour toute variété rétracte rationnelle. Leurs exemples ne sont donc pas stablement rationnels. La méthode ne peut s’appliquer directement aux variétés intersections complètes lisses de dimension au moins 3 dans un espace projectif 𝐏nsubscriptsuperscript𝐏𝑛{\mathbf{P}}^{n}_{{\mathbb{C}}}, car le groupe de Brauer de telles variétés est nul.

Dans un récent article [voisin], C. Voisin a montré qu’un solide lisse revêtement double de 𝐏3subscriptsuperscript𝐏3{\mathbf{P}}^{3}_{{\mathbb{C}}} ramifié le long d’une surface quartique lisse très générale n’est pas stablement rationnel. Elle utilise une famille propre f:XB:𝑓𝑋𝐵f:X\to B de variétés, de base une courbe B𝐵B lisse, d’espace total une variété lisse X𝑋X, dont une fibre spéciale Y𝑌Y est un solide d’Artin-Mumford, de désingularisation ZY𝑍𝑌Z\to Y. Utilisant le fait que le solide Y𝑌Y n’a que des singularités quadratiques ordinaires, par un argument de spécialisation, elle montre que si une fibre très générale de f𝑓f admettait une décomposition de Chow de la diagonale, alors il en serait de même pour la variété lisse Z𝑍Z. Ceci impliquerait que la torsion du groupe H3(Z,)superscript𝐻3𝑍H^{3}(Z,{\mathbb{Z}}), est nulle, ce qui d’après Artin et Mumford n’est pas le cas. Ainsi une fibre très générale de f𝑓f n’est pas stablement rationnelle.

Dans le présent article, nous montrons qu’une hypersurface quartique très générale dans 𝐏4subscriptsuperscript𝐏4{\mathbf{P}}^{4}_{{\mathbb{C}}} n’est pas stablement rationnelle. Pour ce faire, nous relâchons les hypothèses dans la méthode de C. Voisin. D’une part nous autorisons l’espace total X𝑋X à ne pas être lisse, d’autre part nous relâchons l’hypothèse sur le diviseur exceptionnel d’une résolution des singularités ZY𝑍𝑌Z\to Y. Que l’on puisse un peu relâcher cette dernière hypothèse est déjà mentionné dans [voisin, Remarque 1.2].

Nous donnons deux versions assez différentes de l’argument de spécialisation, l’un purement en termes de groupes de Chow des zéro-cycles (§1), l’autre, essentiellement celui de Claire Voisin [voisin], en termes de correspondances (§2). Un point essentiel de notre démonstration utilise l’homomorphisme de spécialisation de Fulton, qui existe sous des hypothèses très larges.

Nous exhibons une hypersurface quartique singulière Y𝑌Y birationnelle à un solide d’Artin-Mumford, dont nous construisons une résolution des singularités ZY𝑍𝑌Z\to Y. Nous avons relégué cette construction à l’appendice A. Nous montrons que le diviseur exceptionnel remplit les conditions suffisantes dégagées aux paragraphes précédents pour faire fonctionner la méthode de spécialisation.

Le résultat de spécialisation de zéro-cycles (§1) montre qu’une déformation générique de cette hypersurface quartique Z𝑍Z n’est pas géométriquement stablement rationnelle, ni même rétracte rationnelle.

Le point de vue des correspondances (§2) établit la non rationalité stable pour les hypersurfaces quartiques “très générales” sur le corps des complexes.

Le point de vue “groupe de Chow de zéro-cycles” (§1) établit l’existence d’hypersurfaces quartiques non stablement rationnelles définies sur une clôture algébrique de (t)𝑡{\mathbb{Q}}(t), et montre que les paramètres de telles hypersurfaces sont denses pour la topologie de Zariski sur l’espace projectif paramétrant ces variétés (Théorème LABEL:quartiques1). En utilisant des spécialisations sur un corps fini, on peut même comme nous l’a obligeamment indiqué O. Wittenberg, établir l’existence de telles hypersurfaces définies sur la clôture algébrique de {\mathbb{Q}} (Théorème LABEL:reducmodp).

Un exemple de quartique singulière Y𝑌Y dans 𝐏4subscriptsuperscript𝐏4{\mathbf{P}}^{4}_{{\mathbb{C}}} avec une résolution des singularités ZY𝑍𝑌Z\to Y satisfaisant les deux conditions : la torsion de H4(Z,)superscript𝐻4𝑍H^{4}(Z,{\mathbb{Z}}) est non nulle, et le diviseur exceptionnel E𝐸E satisfait les conditions suffisantes mentionnées ci-dessus, avait déjà été construit par J. Huh [huh]. Pour l’exemple que nous construisons, point n’est besoin de calculer la torsion de H4(Z,)superscript𝐻4𝑍H^{4}(Z,{\mathbb{Z}}) : il suffit de renvoyer à l’article d’Artin et Mumford, ou au calcul birationnel du groupe de Brauer de Z𝑍Z [CTOj, Exemple 2.5].

Le formalisme du §1 permet aussi d’établir la non rationalité stable, sur leur corps de définition, de certaines variétés. Pour k𝑘k un corps p𝑝p-adique, ou un corps de nombres, nous montrons ainsi l’existence d’hypersurfaces cubiques lisses de dimension 3 définies sur k𝑘k et qui ne sont pas stablement k𝑘k-rationnelles (Théorème LABEL:padiquestable).


Soit k𝑘k un corps. Une k𝑘k-variété est un k𝑘k-schéma séparé de type fini. Une k𝑘k-variété intègre est dite k𝑘k-rationnelle si elle est k𝑘k-birationnelle à un espace projectif 𝐏knsubscriptsuperscript𝐏𝑛𝑘{\mathbf{P}}^{n}_{k}. Une k𝑘k-variété intègre X𝑋X est dite stablement k𝑘k-rationnelle s’il existe des espaces projectifs 𝐏knsubscriptsuperscript𝐏𝑛𝑘{\mathbf{P}}^{n}_{k} et 𝐏kmsubscriptsuperscript𝐏𝑚𝑘{\mathbf{P}}^{m}_{k} tels que X×k𝐏knsubscript𝑘𝑋subscriptsuperscript𝐏𝑛𝑘X\times_{k}{\mathbf{P}}^{n}_{k} est k𝑘k-birationnel à 𝐏kmsubscriptsuperscript𝐏𝑚𝑘{\mathbf{P}}^{m}_{k}. Une k𝑘k-variété intègre X𝑋X est dite rétracte rationnelle s’il existe des ouverts de Zariski non vides UX𝑈𝑋U\subset X et V𝐏km𝑉subscriptsuperscript𝐏𝑚𝑘V\subset{\mathbf{P}}^{m}_{k} (m𝑚m convenable), et des k𝑘k-morphismes f:UV:𝑓𝑈𝑉f:U\to V et g:VU:𝑔𝑉𝑈g:V\to U tels que le composé gf𝑔𝑓g\circ f est l’identité de U𝑈U. Une k𝑘k-variété intègre stablement k𝑘k-rationnelle est rétracte rationnelle.

Soit X𝑋X une k𝑘k-variété projective intègre. On dit qu’un k𝑘k-morphisme ZX𝑍𝑋Z\to X est une désingularisation de X𝑋X si Z𝑍Z est une k𝑘k-variété projective lisse intègre et le morphisme f𝑓f est k𝑘k-birationnel, c’est-à-dire qu’il induit un isomorphisme k(X)k(Z)superscriptsimilar-to𝑘𝑋𝑘𝑍k(X)\stackrel{{\scriptstyle\sim}}{{\to}}k(Z).

1 Groupe de Chow des zéro-cycles et spécialisations

Soit k𝑘k un corps.

Définition 1.1.

On dit qu’un k𝑘k-morphisme propre f:XY:𝑓𝑋𝑌f:X\to Y de k𝑘k-variétés est universellement CH0𝐶subscript𝐻0CH_{0}-trivial si, pour tout corps F𝐹F contenant k𝑘k, l’application induite f:CH0(XF)CH0(YF):subscript𝑓𝐶subscript𝐻0subscript𝑋𝐹𝐶subscript𝐻0subscript𝑌𝐹f_{*}:CH_{0}(X_{F})\to CH_{0}(Y_{F}) sur les groupes de Chow de zéro-cycles est un isomorphisme.


Dans le cas particulier du morphisme structural d’une k𝑘k-variété, on a la définition suivante.

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