Existence des diviseurs dicritiques,
d’après S.S. Abhyankar.
À la mémoire de Shreeram Shankar Abhyankar (1930–2012)
INTRODUCTION
Soit un couple de polynômes de . On considère leurs homogénéisés premiers entre eux et de même degré.
On a alors une fonction de , . Cette fonction n’est bien sûr pas définie aux points base du pinceau , mais on peut la définir sur une surface obtenue à partir de en éclatant les points base. Les diviseurs dicritiques de sont les diviseurs exceptionnels tels que l’application restreinte à ces diviseurs est surjective (voir Définition 3.1). Ces diviseurs ont un rôle crucial dans le problème jacobien [TW94].
On retrouve les diviseurs dicritiques chez d’autres auteurs sous des qualificatifs différents : diviseurs horizontaux chez Campillo–Reguera–Piltant [CPR05, Definition 4] et, dans un cadre plus général, diviseurs associés à des valuations de Rees de l’idéal des points base du pinceau chez I. Swanson [Swa11, Definition 1.1][HS06, Ex. 14.18], voir 2.2 ci-dessous.
Abhyankar a donné une définition des diviseurs dicritiques qui généralise et algébrise la définition géométrique précédente dans le cas local ([Abh10, Note (5.6)] et Définition 1.1 ci-dessous) et dans le cas polynomial ([Abh10, Definition (5.1)] et Définition 3.3 ci-dessous). En suivant son exposé [Abh10, Section 5], nous donnons des interprétations géométriques des diviseurs dicritiques et des preuves nouvelles de leur existence.
Nous remercions Olivier Piltant pour ses explications et ses nombreux croquis qui nous ont permis de donner une nouvelle généralisation 3.8 du théorème d’Abhyankar–Luengo [AL11, Theorems (1.1), (7.1), (7.2), (7.3)] et une preuve géométrique de l’existence des dicritiques 2.2.
C’est un article de mise au point avec un point de vue résolument géométrique. Le seul résultat nouveau est 3.9 qui donne un éclairage géométrique au théorème d’Abhyankar–Luengo et généralise le théorème de connexité de [TW94] p. 377.
1 Cas local
Tout au long de cette section, on note un anneau local régulier de dimension , son idéal maximal et son corps résiduel. L’anneau de valuation désigne un diviseur premier de , c’est-à-dire, un anneau de valuation discrète dominant avec extension résiduelle transcendante. On note son idéal maximal et son corps résiduel. La projection canonique est , où est identifié à . Sous ces conditions, nous écrivons où est la clôture algébrique relative de dans , et est transcendant sur . Et désigne le corps de fractions de .
Définition 1.1.
Soit , . On appelle diviseur dicritique de dans tout diviseur premier de tel que et est transcendant sur .
Proposition 1.2.
Tout non nul a un nombre fini de diviseurs dicritiques, nombre qui est nul si et seulement si ou .
Preuve .
Si ou , alors pour tout diviseur premier . Donc ne peut avoir de diviseur dicritique.
Désormais, on suppose et . Comme et , on a , fraction irréductible avec . On définit la suite d’éclatements suivante :
centrés en , , , se projetant sur , et tel que le transformé faible de ne soit pas principal en mais que soit principal en tout point de se projetant sur . Montrons que le diviseur exceptionnel de est dicritique. En , on note où , et est un monôme de composantes exceptionnelles. On montre par récurrence sur que et sont premiers entre eux en tout point de , avec . Montrons que et sont de même ordre -adique. Sinon, par exemple . On note . Alors, en sur le transformé strict de , on a où est une équation locale de et le transformé strict de . Si était principal en , alors diviserait , et cela contredirait l’hypothèse que et sont premiers entre eux en . Donc, en tout point de , on a où et sont les transformés stricts de et . Soit avec et avec . Remarquons que . Sinon, en , étant principal, par exemple diviserait ; alors et auraient une composante commune dans et donc et en auraient une dans . On a et ; donc est dicritique.
Malheureusement, ce procédé ne donne pas tous les diviseurs dicritiques. Montrons néanmoins qu’il n’y en a qu’un nombre fini. Soit
(1) |
où est cette fois-ci l’éclatement de tous les points fermés où le transformé faible de n’est pas . Il est connu que cet algorithme est fini [Gir83, Lemme 2.1.1.].
Soit un diviseur dicritique pour . Par le critère valuatif de propreté, a un centre sur , c’est-à-dire, et . Si est le point générique d’une courbe , alors est exceptionnelle et . Sinon, est un point fermé et avec transformé faible de en . Mais par construction de , ou est inversible en . Donc ou appartient à : ou appartient à qui est algébrique su , n’est pas dicritique pour .
Les diviseurs dicritiques sont donc parmi les avec point générique d’une composante exceptionnelle : il y en a un nombre fini.
Dans [Abh10], on trouvera une autre preuve de 1.2 avec des arguments plus algébriques et extrêmement informatifs d’Abhyankar. La rédaction étant très concise, nous proposons ici une nouvelle rédaction plus détaillée.
Montrons que :
Lemme 1.3.
111Nous remercions le rapporteur qui remarqua que l’hypothèse factoriel est suffisante pour ce lemme.Soient un anneau factoriel et avec et . est un diviseur premier de . Et étant donnée une variable abstraite , il existe un homomorphisme surjectif
défini par et pour tout .
Preuve .
On reprend les notations de ci-dessus : et , on a , fraction irréductible avec . Soit la surjection naturelle. Montrons que . Bien sûr, . Soit non nul. Il est clair que . Montrons par récurrence sur que . On a , donc divise , on a . Puis avec , , donc est dans et aussi.
Les homomorphismes suivants :
sont surjectifs et tels que .
L’application est l’unique homomorphisme tel que .
Le lemme suivant nous permet d’affirmer que, dans le cas où est un diviseur dicritique de dans anneau local régulier de dimension , on a premier dans , et . De plus, si l’on note le localisé de en , alors .
Lemme 1.4.
Avec les hypothèses et notations ci-dessus, on pose . Soit de valuation nulle.
-
(i)
Si est algébrique sur , alors , est maximal et est une extension finie de .
-
(ii)
Si est transcendant sur , alors on a que , , et .
Preuve .
Bien sûr, . On a une suite d’injections : . L’injection est la composée des flèches naturelles et . Le dernier morphisme est surjectif, nous le notons .
i est algébrique sur dans si et seulement si la classe de dans est algébrique sur : on a une relation avec , , et pour au moins un . Il est clair que . Le noyau de est un idéal maximal et est une extension finie de . Considérons les morphismes naturels et . On a :
avec et . Comme est surjective et , on a .
ii Supposons que est transcendant sur , ce qui équivaut à dire que la classe de dans est transcendante sur . Alors le noyau de est , et est un isomorphisme.
Pour conclure, soit . Il existe , tel que . Alors . Puisque est un isomorphisme, on a , donc . Ainsi et comme , on a que n’est pas maximal.
On a donc dans la chaîne d’idéaux premiers : , où est un idéal maximal. D’autre part, , donc . Donc et .
Pour conclure la preuve de la Proposition 1.2, est l’anneau de la courbe d’équation de l’anneau régulier de dimension . Autrement dit, est la courbe générique du pinceau au sens de [CPR05, p.517]. Sa normalisation est de Krull, noethérienne, à fibres finies, d’après les Théorèmes 33.10 et 33.12 de [Nag62]. Ainsi, si l’on note la clôture intégrale de dans , on a :
où et les sont des anneaux de valuation discrète deux à deux distincts de . Ce sont précisément les diviseurs dicritiques de dans .
2 Diviseurs dicritiques et valuations de Rees
Définition 2.1.
Soit un idéal de . L’ensemble des valuations de Rees de est le plus petit ensemble d’anneaux de valuation vérifiant :
-
1.
Les sont noethériens et ne sont pas des corps.
-
2.
Pour tout , il existe un idéal premier minimal de tel qu’on a la chaîne d’anneaux .
-
3.
Pour tout , la clôture intégrale .
N.B. : il s’agit de la décomposition primaire (possiblement redondante) de .
L’existence en nombre fini de ces valuations et leur unicité est l’objet de [Swa11, Theorem 2.1] et [HS06, Theorems 10.1.6 and 10.2.2]. Elle repose essentiellement sur le Théorème de Mori–Nagata [Nag62, Theorem 33.10] déjà cité précédemment.
D’après la construction dans [HS06, Section 10.2] et [Swa11, Alternative construction p.7-8], les valuations de Rees de sont les valuations associées aux composantes exceptionnelles de , l’éclatement normalisé de .
Proposition 2.2.
Avec les hypothèses et notations ci-dessus, les diviseurs dicritiques sont les valuations de Rees de l’idéal où et premiers entre eux.
Preuve .
On pourrait se contenter de citer [HS06, ex.14.18, p.281]. Dans le but d’être le plus complet et le plus géométrique possible, nous proposons une démonstration. Soit l’éclatement normalisé de . Dans , l’idéal est principalisé, on a un morphisme , . De même en reprenant la suite d’éclatements (1), on a un morphisme . Par propriété universelle de l’éclatement et de la normalisation, on a un morphisme avec .
Donc les dicritiques sont parmi les diviseurs exceptionnels de . Il n’y a plus qu’à montrer que ne contracte aucun de ces diviseurs exceptionnels.
Supposons le contraire, soit une composante contractée par . Alors il existe une factorisation , avec normale, où ne contracte que [Lip69, p. 238 Correspondance between complete ideals and exceptional curves]. Par la propriété universelle de l’éclatement a un point fondamental qui est nécessairement l’image de puisque est partout définie.
On note . En termes d’anneaux, le morphisme donne
Comme est définie hors de , on a
où l’intersection est sur tous les idéaux premiers de hauteur de . En effet, un tel est l’image par le morphisme propre (et birationnel) d’un idéal premier d’un certain , avec ; et on a bien sûr .
Comme est normale, par le lemme principal des fonctions holomorphes de Zariski
Cela signifie que , c’est-à-dire, que l’application est définie en : une contradiction.
Le lecteur remarquera que les arguments ci-dessus donnent une troisième preuve de l’existence et de la finitude des dicritiques.
3 Cas polynomial
Revenons au cas historique, c’est-à-dire, à l’étude des pinceaux de courbes planes.
Définition 3.1.
(Première définition.) Soit un corps, soit le plan projectif sur , et soient deux polynômes homogènes de même degré , premiers entre eux. Le pinceau a des points base, mais, quitte à faire une composition d’éclatements de points fermés
définit un morphisme projectif . Restreint aux composantes exceptionnelles de , on a que est soit constant, soit surjectif. Les diviseurs dicritiques de sont les anneaux locaux des points génériques des composantes exceptionnelles où est surjectif. Par abus simplificatif, les composantes exceptionnelles où est surjectif seront appelées aussi diviseurs dicritiques (au sens géométrique).
Ces diviseurs sont appelés «horizontaux» dans [CPR05, Definition 4]. Cette définition semble dépendre du choix de . Il n’en est rien.
Proposition 3.2.
Soient () deux compositions d’éclatements de points fermés telles que définit un morphisme projectif . Alors les diviseurs dicritiques sont les mêmes pour et .
Preuve .
est l’éclatement d’un idéal de ; quitte à rajouter des éclatements de points fermés, on peut supposer que est principal, c’est-à-dire, qu’il existe un morphisme projectif tel que . Bien sûr, on a . Donc est constant sur les diviseurs exceptionnels de dont l’image par est un point fermé. Les diviseurs dicritiques (au sens géométrique) de sont les transformés stricts des diviseurs dicritiques de , les anneaux locaux en leurs points génériques sont donc les mêmes.
Définition 3.3.
(Deuxième définition.) Soit un corps et soient deux polynômes non constants. On note . Un diviseur dicritique de est un anneau de -valuation discrète de corps des fractions et tel que le résidu de dans est transcendant sur .
Pour tout , point base de où sont des homogénéisés de premiers entre eux de même degré, on pose . On s’aperçoit que les diviseurs dicritiques de au sens de 3.3 sont les diviseurs dicritiques de pour tous les au sens de 1.1.
Proposition 3.4.
Soit un anneau de -valuation discrète de tel que l’extension résiduelle est transcendante. On a équivalence:
Preuve .
Bien sûr, si est dicritique, le résidu de tout élément non nul de est non nul dans , donc cet élément est de valuation nulle. La réciproque est claire.
On passe de la première définition à la deuxième en prenant , et de la deuxième à la première en prenant pour des homogénéisés de de même degré. Montrons qu’alors les deux définitions sont équivalentes. C’est l’objet de la proposition qui suit.
Proposition 3.5.
Preuve .
Montrons l’implication directe. Un diviseur dicritique pour (3.1) est l’anneau local au point générique d’un diviseur d’une surface régulière : c’est un anneau de valuation discrète . Comme est défini sauf en un nombre fini de points fermés de , on a . Soit un ouvert affine contenant et où est défini, est le localisé d’un anneau de polynômes où est une extension algébrique de . Le résidu de dans est non constant : il est transcendant sur et donc sur , comme est le corps de fractions de , on a que est dicritique pour au sens de 3.3.
Réciproquement, soit un diviseur dicritique pour . Il existe composition d’éclatements de points fermés telle que définit un morphisme projectif . On conclut en reprenant l’argument de la fin de la première preuve de 1.2.
Proposition 3.6.
Avec les hypothèses et notations de 3.1, chaque point base de est centre d’au moins un diviseur dicritique, c’est-à-dire, qu’il existe au moins un dicritique tel que et .
C’est un corollaire de 1.2.
Proposition 3.7 (Abhyankar).
Soit la courbe générique de [CPR05, p. 517], c’est-à-dire, la courbe d’équation . Les diviseurs dicritiques pour sont les anneaux locaux des points fermés de la désingularisée dominant les points d’intersection de et .
Dans [AL11], les auteurs regardent le pinceau où est l’homogénéisé de , , . Le pinceau définit en dehors des points base une application par ; par restriction, on a un morphisme , . Désignons par la courbe affine sur dont l’anneau est , c’est-à-dire, la fibre de au dessus du point générique de : par définition, est la courbe générique de ce pinceau. L’ensemble des diviseurs premiers de sur , noté dans [AL11], est l’ensemble des points de la surface de Riemann (sur ) de . L’assertion [AL11, (6.2)] signifie que les diviseurs dicritiques de sont les valuations dominant les points à l’infini de . Ce qui prouve que ces diviseurs existent et sont en nombre fini. Nous généralisons ici en prenant un pinceau .
Preuve .
Le polynôme est homogène. On montre facilement qu’il est irréductible. Il définit dans le plan projectif une courbe irréductible .
Plaçons nous dans la carte affine . On note , , et . On a donc . On note et les résidus de dans l’anneau . On a un morphisme défini par et . On montre facilement que ce morphisme est injectif. Ce morphisme s’étend aux corps de fractions et il définit un isomorphisme entre les deux corps de fractions
où est le corps de fonctions de .
On a . Donc s’étend (et se restreint) à qui est un isomorphisme.
D’après un résultat classique de Zariski, il y a une une bijection entre les points de la variété de Riemann de et les -valuations du corps des fractions de (voir [ZS75, Theorem 41] ou la rédaction limpide de [Vaq00, Théorème 7.5]). On est en dimension , la variété de Riemann de est la désingularisée de et la bijection de Zariski est simplement l’application [Kun05, Theorem 6.12 (b)]. Par 3.4, si est un diviseur dicritique pour , alors est un des .
Soit un diviseur dicritique dominant un point base de la carte affine d’anneau . On a alors la suite d’inclusions
Or tout élément de est inversible dans , on peut donc insérer dans la suite ci-dessus.
(2) |
En utilisant l’isomorphisme , on voit que tous les diviseurs dicritiques dominant correspondent aux points fermés dominant par l’inclusion de (2) et que les sont les points d’intersection de et dominant .
Nous reprenons les notations de 3.1. Soient un pinceau, et éliminant les points base de , avec régulière. Soient la courbe d’équation et la courbe réduite correspondante [H77, II.3, p.82]. On note , la transformée stricte de dans et .
Voici une nouvelle généralisation du théorème d’Abhyankar–Luengo [AL11, Theorems (1.1), (7.1), (7.2), (7.3)].
Proposition 3.8.
On suppose lisse en les points base de . Pour toute composante dicritique de , on a que se réduit à un point fermé . Ainsi peut être défini sur qui est une droite affine dont l’anneau de fonctions est une algèbre de polynômes : est résiduellement un polynôme au sens de [AL11, Theorem (7.1)].
Preuve .
On suppose que:
-
1)
La fibre est connexe.
-
2)
Soit le graphe obtenu comme suit : On prend le graphe dual des composantes de et on contracte en un seul point toutes les composantes irréductibles de . Alors est un arbre de racine .
Admettons 1 et 2 et prouvons la proposition. a des composantes connexes , et on choisit pour que . Comme est connexe et contient mais pas , on a . Mais est un arbre, aussi et a pour racine , donc est rattaché à en exactement un seul point : son prédécesseur que nous notons . Par ailleurs, restreinte à est propre, non constant, donc . Comme est un arbre, est un point , éventuellement l’isomorphe d’un point base par si : la courbe est lisse en les points base et est donc isomorphe à son transformé strict qui est connexe. Ainsi : est réduit à . CQFD
Prouvons 2. Soient où () sont les points base de . Comme est lisse, sont des arbres et est l’arbre obtenu en joignant les racines respectives de (c’est-à-dire, les composantes exceptionnelles qui intersectent ) à .
Pour 1, par la factorisation de Stein [H77, III. Corollary 11.5], se factorise par et où est un morphisme fini, normale et est projective et a toutes ses fibres connexes. Soit une courbe irréductible de qui ne passe pas par les points base de . Par Bézout, intersecte toutes les courbes de . Soit sa transformée stricte dans . On a parce que n’est contenue dans aucune courbe de et que est fermée. On en déduit que rencontre toutes les composantes connexes de (elles sont en bijection avec les points de ). Comme ne passe pas par les points base de , les points de ne sont pas exceptionnels pour . Cela entraîne que chaque composante connexe de contient au moins une composante irréductible non exceptionnelle, c’est-à-dire, le transformé strict d’une composante irréductible de . Par hypothèse, on n’a fait des éclatements qu’au dessus de points lisses de : le transformé strict de est connexe. Donc a une seule composante connexe.
On extrait de la preuve le résultat géométrique suivant qui généralise le théorème de connexité de [TW94] p. 377.
Corollaire 3.9.
Avec les hypothèses et notations de 3.8, la fibre est connexe.
References
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