Vers une commande sans modèle
pour aménagements hydroélectriques en
cascade
Résumé
On aborde la régulation du niveau d’eau dans un aménagement
hydraulique, soumis à de fortes contraintes, par la commande
sans modèle. Les nombreuses simulations numériques fournissent
d’excellents résultats, obtenus grâce à des algorithmes robustes et
simples.
Abstract—A new concept called Model-Free Control is
applied to hydroelectric run-of-the river power plants, with severe
constraints and operating conditions. Numerous computer simulations
display excellent results, which are obtained thanks to simple and
robust algorithms.
keywords:
Biefs, canaux, surface libre, commande sans modèle, PID intelligents.Keywords—Reaches, channels, free surface, model-free control, intelligent PID controllers.
1 Introduction
La régulation du niveau d’eau dans un aménagement hydraulique (barrages, retenues, rivières, canaux, …), importante pour la production d’électricité, la navigation, l’irrigation, et bien d’autres usages, a reçu une attention considérable, selon des points de vue les plus variés, dans la littérature automaticienne récente: voir, par exemple, [3, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11, 18, 20, 21, 24, 28, 29, 30], et les récents tours d’horizon [19, 25, 26] et [33]. La difficulté tient à la nature même du procédé:
-
—
c’est un système hydraulique d’écoulement à surface libre, enchaîné (voir Fig. 1) ou non, avec géométrie quelconque du volume d’eau;
-
—
sa taille est grande (plusieurs kilomètres de long);
-
—
il est non linéaire, multivariable et distribué dans l’espace (équation aux dérivées partielles de Saint-Venant);
-
—
il existes des perturbations aléatoires dont l’amplitude peut être importante, mais inconnue, dues à des apports ou prélèvements d’eau.
L’embarras croît encore si
-
—
le niveau d’eau à réguler est éloigné de l’organe réglant (une vanne, par exemple), compte-tenu des retards variables mais aussi de phénomènes hydrauliques complexes de basculement des plans d’eau, en fonction du débit;
-
—
le cahier des charges exige une robustesse des performances sur toute la plage de fonctionnement et vis-à-vis des variations des caractéristiques de l’aménagement (temps de retard variables, superficie du réservoir variable en fonction du niveau et de l’envasement, usure des organes réglants, …).
Cette communication, qui complète une précédente [23], traitant d’un cas simplifié, propose pour des aménagements hydroélectriques en cascade, séparés par des biefs (voir Fig. 1), la nouvelle « commande sans modèle » ([12, 13]), facile à mettre en œuvre, et éminemment robuste, dont nous rappelons l’essentiel au § 2. Après une description du dispositif et de sa régulation au § 3, le § 4 fournit d’excellentes simulations numériques, respectant plusieurs scénarios. Le § 5 conclut au grand intérêt pratique de notre approche, tout en posant la question du rôle de la dimension infinie.
Remerciements. Travail sous l’égide de deux contrats, intitulés « Commande sans modèle pour aménagements hydroélectriques en cascade », entre, d’une part, EDF et, d’autre part, l’École polytechnique, l’INRIA et le CNRS. Le système de régulation, qui y est décrit, a fait l’objet d’une demande de brevet (n° FR0858532), déposée par EDF et l’École polytechnique le 12 décembre 2008.
2 Rappels
2.1 Commande sans modèle et i-PID
La commande sans modèle repose sur une modélisation locale, sans cesse réactualisée, à partir de la seule connaissance du comportement entrée-sortie. À l’équation différentielle inconnue, linéaire ou non,
(1) |
décrivant approximativement le comportement entrée-sortie, on substitue le modèle « phénoménologique », valable sur un court laps de temps,
(2) |
où
-
—
l’ordre de dérivation , en général ou , donc différent de l’ordre de dérivation de en (1), est fixé par l’opérateur;
-
—
le paramètre constant est fixé par l’opérateur de sorte qu’en (1) et aient même ordre de grandeur.
La valeur de à chaque instant se déduit de celles de et de , obtenus par dérivateurs numériques. On obtient le comportement désiré, si, par exemple, en (2), grâce au correcteur PID intelligent, ou, en abrégé, i-PID,
(3) |
où
-
—
est la trajectoire de référence de la sortie, obtenue selon les préceptes de la commande par platitude;
-
—
est l’erreur de poursuite;
-
—
, , sont les gains de réglage.
Remarque 1
2.2 Dérivateurs numériques
2.2.1 Un calcul simple
Avec les notations classiques du calcul opérationnel (cf. [32]), il correspond à , , pour :
(4) |
On cherche à éliminer car on veut estimer . Pour cela on multiplie (4) par :
puis on dérive l’expression obtenue par rapport à pour supprimer :
Avant de revenir au domaine temporel, une multiplication par , avec , par exemple, est nécessaire pour obtenir uniquement des intégrales:
On revient au domaine temporel en rappelant (cf. [32]) que correspond à la multiplication par :
(5) |
2.2.2 Filtres dérivateurs
Les propriétés du calcul opérationnel permettent de généraliser (5) en écrivant tout estimateur algébrique d’une dérivée d’ordre quelconque d’un signal , analytique autour de , sous la forme d’un filtre , où est un polynôme temporel caractérisant ledit estimateur. Les calculs du § 2.2.1 permettent de comprendre la variété possible d’estimateurs que l’on peut obtenir par cette méthode, en modifiant, par exemple, l’ordre de troncature du développement de Taylor.
Remarque 3
Pour compléter ce rapide résumé, inspiré de [15], renvoyons à [27] pour des développements théoriques importants, y compris pour l’implantation algorithmique. Voir [14] pour plus de références et, surtout, pour les progrès substantiels que permet cette dérivation en automatique non linéaire, avec modèle connu, aux incertitudes paramétriques près.
3 Description du dispositif
3.1 Généralités
Comme l’indiquent les schémas 1 et 2, on cherche à maîtriser le niveau d’eau du bief , entre les usines et , avec
-
—
commande , ou débit de sortie , échantillonnée-bloquée et saturée en position et vitesse;
-
—
deux entrées exogènes et , perturbatrices;
-
—
insensibilité du capteur de niveau qui a une résolution de 1 cm.
La Fig. 3 fournit le schéma de commande:
3.2 Traitement du retard
Le débit modifie le niveau , loin de l’usine , avec un retard mal connu et, qui plus est, variable, donc difficile, sinon impossible, à maîtriser avec les outils théoriques actuels d’identification et de commande. On y pallie en reconstruisant un niveau à partir de mesures proches de l’usine , par deux lois possibles:
-
1.
l’une repose sur la connaissance de niveaux
-
2.
l’autre sur celle du débit entrant
fournies par EDF et qui résultent de lois empiriques.
La trajectoire de référence, intermédiaire, , déterminée selon les principes de la platitude, est complétée par un correcteur piloté par l’erreur de poursuite sur . Nous réalisons, ainsi, une replanification en ligne automatique de la trajectoire de référence. Cette trajectoire corrigée devient la consigne d’une boucle interne, à commande sans modèle.
3.3 Commande sans modèle
Nous mettons ici en œuvre (2), avec , sous la forme
(6) |
qui a l’avantage de donner un sens clair de débit entrant à , information importante pour l’exploitation de la centrale hydraulique, en faisant apparaître la différence , où est le débit sortant. La boucle est fermée, d’après (3), par
où est un correcteur PI, piloté par .
4 Quelques résultats de simulation
4.1 Scénarios
Trois scénarios, proposés par EDF sur l’aménagement hydroélectrique de Fessenheim, permettent d’évaluer les performances de notre commande. Cet aménagement au fil de l’eau (capable de turbiner MW en pointe) fait partie des 10 centrales EDF (avec sa filiale EnBW) enchaînées en cascade sur le Rhin et régulées en niveau. Il est caractérisé par un bief de 15 kilomètres de long et d’une hauteur de chute d’environ 15 mètres. Le principal objectif à satisfaire est le respect de la contrainte
(7) |
en un point distant de 7,5 kilomètres de l’actionneur.
-
1.
Le premier scénario représente la fin d’une crue avec de fortes variations de débit.
-
2.
Le second, plus doux, correspond à une situation normale plus fréquente;
-
3.
Quant au troisième, il est académique afin de mettre en lumière les comportements lors de saturations.
Les scénarios 1 et 2, qui sont tout à fait réalistes, ont une durée de jours. Les figures peuvent donner l’illusion, donc, d’une commande très dynamique, ce qui n’est pas vraiment le cas.
Les perturbations sont constituées, d’une part, par un biais égal à pour prendre en compte les erreurs de débit (consigne - mesure) et, d’autre part, par des sassées de 100 , reproduisant le comportement d’une écluse. Ces dernières sont très violentes puisqu’elles ne durent que minutes, c’est-à-dire échantillons.
4.2 Réglage de la boucle externe
Nous avons rencontré des difficultés à régler le correcteur de la boucle externe car seule une méthode empirique est applicable. Nous avons respecté la règle classique stipulant que la dynamique du correcteur de la boucle externe est moins rapide que la boucle interne.
4.3 Commande échantillonnée bloquée à 2 minutes
Les Figures 4 et 5 présentent les résultats obtenus dans le cas où la commande est bloquée toutes les 2 minutes, en respectant les différents scénarios. Aucune contrainte n’est violée: le contrat est rempli!
Remarque 4
Nous avons repris ces mêmes simulations en augmentant la fréquence d’échantillonnage, en passant à 1 minute. On améliore considérablement (7) en obtenant: .
4.4 Anti-emballement
Un anti-emballement, ou anti-windup, est mis en place sur chaque boucle de régulation (boucles interne et externe). C’est pourquoi, sur la Figure 6, la commande et la replanification de décroissent immédiatement après la diminution du débit d’entrée .
4.5 Consigne anticipée
Il est, bien sûr, possible d’anticiper la consigne de : ceci revient à prévoir les changements de consigne et à les appliquer, afin de considérer le temps séparant l’évolution de de son effet sur . Afin de ne ne pas masquer les résultats de la régulation proposée, cette idée n’est pas mise en œuvre ici. De fait, on voit apparaître, dans la commande à minutes, un retard d’environ minutes que nous pourrions largement atténuer.
5 Conclusion
5.1 Intérêt pratique de la commande sans modèle
La stratégie proposée possède de nombreux avantages:
-
—
Le retard, cause d’instabilité dans bien des lois de commande, est écarté grâce à des redondances analytiques approximatives, déduites de la physique du bief. Les erreurs, qui en résultent, sont corrigées par une boucle externe de régulation. Une nouvelle trajectoire de référence est calculée à chaque instant pour le niveau aval.
-
—
On tire toujours profit de la grande réactivité de la commande sans modèle dans la boucle interne, qui assure ainsi la poursuite de la trajectoire sans connaître le modèle du bief.
Par ses propriétés de robustesse, d’adaptabilité et de simplicité, la commande sans modèle apporte des performances remarquables avec un temps de mise au point très court, comparé aux systèmes avancés de commande, que ce soit en étude de simulation ou sur site. Elle semble donc particulièrement adaptée au milieu industriel.
L’algorithme de commande proposé est innovant dans le domaine de la régulation de niveau des canaux découverts. Les performances obtenues en poursuite, en rejet de perturbations, et en robustesse sont remarquables, compte tenu de la sévérité des scénarios de simulation appliqués. Le fait de maintenir le niveau au point milieu du bief - soit à 7,5 kilomètres de l’actionneur - dans une bande de centimètres, avec des perturbations inconnues, relève en effet d’une vraie prouesse. La commande sans modèle appliquée à la régulation de niveau constitue une régulation industrielle non seulement en raison des performances atteintes mais aussi, et surtout, pour ses qualités intrinsèques:
-
—
facilité de mise en oeuvre (structure de type PID feedforward),
-
—
faible sollicitation de la charge du calculateur,
-
—
temps de mise au point réduit, grâce, notamment, au faible nombre de paramètres à régler1115 si l’on fait la somme des paramètres dans (2) et (3). Si l’on part de (6), on n’a plus, comme ici, que 3 paramètres à choisir. Le calibrage devient trivial car les gains de l’i-PI servent, d’après la remarque 1, à réguler un intégrateur pur du premier ordre.,
-
—
auto-adaptation par rapport aux variations du procédé,
-
—
maintenance aisée, grâce à un algorithme très simple.
L’intérêt pour le producteur hydraulique EDF est de disposer d’une commande capable de réguler un niveau proche ou distant du vannage (organe réglant), tout en garantissant les performances désirées sur toute la plage de fonctionnement de l’usine hydroélectrique, malgré la présence de perturbations imprévisibles. Ces atouts permettront certainement de réduire les coûts des projets de construction ou de rénovation d’installations hydrauliques, en diminuant la durée des essais de mise en service.
5.2 Quel rôle pour la dimension infinie?
Des techniques élémentaires suffisent, ici, pour traiter d’un sujet qui relève de la dimension infinie (systèmes à retards et régis par des équations aux dérivées partielles). Reste à savoir si cette constatation peut s’étendre à d’autres applications dont la modélisation naturelle requiert a priori la dimension infinie. C’est, sans aucun doute, une question méthodologique, voire épistémologique, fondamentale pour le futur de l’automatique et, peut-être, de plusieurs autres domaines d’ingénierie et de mathématiques appliquées. Seul l’examen de multiples cas concrets, posés par les praticiens, permettra d’y répondre.
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