De Toda à KdV

Résumé

On considère la limite à grand nombre de particules d’un système hamiltonien de type “Toda périodique” pour une famille de conditions initiales proches de la solution d’équilibre. On montre que, dans la formulation de paire de Lax, les deux bords des spectres des matrices de Jacobi des conditions initiales sont déterminés, à une erreur près, par ceux de deux opérateurs de Hill, associés à la famille de conditions initiales considérées. On en déduit que les spectres des matrices de Jacobi, lors de l’évolution limite donnée par KdV, restent constants à une erreur près que nous estimons. Enfin on montre que les actions du système Toda, convenablement renormalisées, tendent vers celles des deux équations de KdV.

1 Introduction et résultats

Le système de Toda périodique à $N$ degrés de liberté est un système hamiltonien où $N$ particules se meuvent sur le cercle réelle en interagissant avec un potentiel “plus proche voisin” du type $e^{q_{i}-q_{i+1}}$ introduit dans [7]. Il est bien connu, [4], que, par un changement (non symplectique) de coordonnées, ce système peut se mettre sous la forme de “Lax” $\dot{L}=[B,L]$, où, après doublement de la dimension,

$$\ L:=\left(\begin{array}[]{ccccc}b_{0}&a_{0}&0&\dots&a_{2N-1}\\ a_{0}&b_{1}&a_{1}&\dots&0\\ 0&a_{1}&b_{2}&\dots&0\\ 0&\dots&\dots&\dots&a_{2N-2}\\ a_{2N-1}&\dots&\dots&a_{2N-2}&b_{2N-1}\end{array}\right)\ \mbox{,}\$$ (1)

$$B=\left(\begin{array}[]{ccccc}0&a_{0}&0&\dots&-a_{2N-1}\\ -a_{0}&0&a_{1}&\dots&0\\ 0&-a_{1}&0&\dots&0\\ 0&\dots&\dots&\dots&a_{2N-2}\\ a_{2N-1}&\dots&\dots&-a_{2N-2}&0\end{array}\right),$$ (2)

et $a_{i},b_{i}\in{\mathbb{R}}$ satisfont $a_{i+N}=a_{i},\ b_{i+N}=b_{i}$. Nous allons considérer des coéfficients obtenus par discrétisation de fonctions lisses : $a_{i}=1+\epsilon^{2}\alpha(\frac{i}{N})$ et $b_{i}=\epsilon^{2}\beta(\frac{i}{N})$,$\alpha,\ \beta\ \in C^{\infty}(\mathbb{T})$ avec $|\epsilon|<<1$, une situation proche de la solution d’équilibre $a_{i}=1,\ b_{i}=0,\ i=0,\dots,2N-1$. De telles limites ont été étudiées par plusieurs auteurs (voir e.g. [7]) dans des cas spéciaux ; la nouveauté pour le cas général traité ici est que, pour étudier cette limite, on a besoin de deux opérateurs de Hill - voir aussi [2] et [8] où se manisfeste ce phénomène dans l’étude de la dynamique limite.

Rappelons que, si l’on considère l’opérateur de Schrödinger $H=-\frac{d^{2}}{dx^{2}}+u$ sur le cercle, alors l’équation de Korteveg-de Vries

$$\partial_{t}u-6u\partial_{x}u+\partial^{3}_{x}u=0$$ (3)

possède la forme de Lax :

$$\dot{H}=[B,H]\ \ \ \mbox{o\`{u}}\ \ \ B=-4\partial_{x}^{3}+6u\partial_{x}+3u_{x}.$$ (4)

Définissons $L_{N}=L^{\alpha,\beta}_{N}$, donnée par (1) avec $a_{i}=1+\epsilon^{2}\alpha(\frac{i}{N}),\ b_{i}=\epsilon^{2}\beta(\frac{i}{N})$ et $\epsilon=\frac{1}{2N}$. Il est bien connu que les valeurs propres  $\lambda^{N}_{i},\ 0\leq i\leq 2N-1$ de $L_{N}$ sont toutes réelles et vérifient

$$\lambda^{N}_{0}<\lambda^{N}_{1}\leq\lambda^{N}_{2}<...<\lambda^{N}_{2N-3}\leq\lambda_{2N-2}^{N}<\lambda_{2N-1}^{N}.$$ (5)

En particulier, pour $\alpha=\beta=0$ (solution d’équilibre), le spectre de $L^{0,0}_{N}$ est donné par :

$$\lambda_{0}=-2,\quad\lambda_{2l-1}=\lambda_{2l}=-2\cos{\frac{l\pi}{N}}\ ,\quad l=1,\dots,N-1,\quad\lambda_{2N-1}=2.$$ (6)

Le cœur de nos résultats est le Théorème suivant.

Théorème 1.1

Soit $L_{N}$ la matrice $L^{\alpha,\beta}_{N}$ avec $\alpha,\beta\in C^{\infty}(\mathbb{T})$, $\int_{\mathbb{T}}\alpha(x)dx=\int_{\mathbb{T}}\beta(x)dx=0$ et soit $M_{N}=[N^{\frac{1}{4}}]$. Alors le spectre de $L_{N}$ est constitué de $2N$ nombres réels $(\lambda_{i}^{N})_{i=0,\dots,2N-1}$ qui satisfont, pour tout $\delta>0$, uniformément par rapport à $j=0,\dots,2N-1$ et $\alpha,\ \beta$ dans tout ensemble borné de $C^{\infty}(\mathbb{T})$,

$$\lambda_{j}^{N} = -2+\frac{1}{4N^{2}}\lambda_{j}^{-}+O(N^{-3+\delta})\ ,\quad j=0,...,2M_{N}$$ (7)

$$\lambda_{2l-1}^{N},\lambda_{2l}^{N} = -2\cos{\frac{l\pi}{N}}+O(N^{-3+\delta})\ ,\quad l=M_{N}+1,...,N-1-M_{N}$$ (8)

$$\lambda_{2N-1-j}^{N} = 2-\frac{1}{4N^{2}}\lambda_{j}^{+}+O(N^{-3+\delta})\ ,\quad j=0,...,2M_{N}$$ (9)

où $(\lambda^{\pm}_{i})_{i=0,\dots,2M_{N}}$ sont les $2M_{N}+1$ premières valeurs propres des opérateurs de Hill :

$$H_{\pm}=-\frac{d^{2}}{dx^{2}}-2\alpha(x)\mp\beta(x).$$ (10)

Corollaire 1.2

Soient $\alpha_{t}=-(u^{-}_{t}+u^{+}_{t})/4$ et $\beta_{t}=(u^{-}_{t}-u^{+}_{t})/2$ obtenues en faisant évoluer les conditions initiales $u^{+}=-2\alpha-\beta$ et $u^{-}=-2\alpha+\beta$ par l’équation de KdV. Soit $L^{t}_{N}=L_{N}^{\alpha_{t},\beta_{t}}$ donnée par (1) et soit $\{\lambda^{N}_{j}(L^{t}_{N})\}_{j=0,\dots,2N-1}$ son spectre (qui est conservé par la dynamique de Toda). Alors, pour tout $\delta>0$ et uniformément en temps:

$$\lambda^{N}_{j}(L^{t}_{N})-\lambda^{N}_{j}(L^{0}_{N})=O(N^{-3+\delta}).$$ (11)

Le deuxième résultat concerne l’asymptotisme à grand $N$ des actions de Toda. Rappelons, [5], que, pour $1\leq n\leq N-1$, la $n$ième action d’une matrice de Jacobi $L_{N}$ vérifie la formule

$$I^{N}_{n}=\frac{1}{\pi}\int_{\lambda^{N}_{2n-1}}^{\lambda^{N}_{2n}}arcosh\left((-1)^{N-n}\frac{\Delta^{N}(\lambda)}{2}\right)d\lambda,$$ (12)

où $\Delta^{N}(\lambda)$ est le discriminant de $L_{N}$. On a une formule similaire pour les actions $I^{\pm}_{n}$ des deux opérateurs de Hill $H_{\pm}$ définis par (10) ; voir (18) plus bas.

Théorème 1.3

Pour tout $n\geq 1$,

$$8N^{2}I^{N}_{n}\to I^{-}_{n}\ \ \ \mbox{ et }\ \ \ \ 8N^{2}I^{N}_{N-n}\to I^{+}_{n}\ \ \ \ \mbox{ quand }\ N\to\infty.$$

D’une façon analogue, on obtient le comportement asymptotique à grand $N$ des fréquences du système de Toda [1].

2 Quelques éléments de preuve

2.1 Lax et Töplitz

L’idée principale de la preuve du Théorème 1.1 consiste à considérer la matrice de Jacobi $L_{N}$ comme la matrice dans une base canonique d’un opérateur de Töplitz pour la quantification du tore $\mathbb{T}^{2}={\mathbb{R}}^{2}/\mathbb{Z}^{2}$ avec une constante de Planck $\hbar=\frac{1}{4\pi N}=\frac{\epsilon}{2\pi}$. Cette identification a été proposée par Bloch et al [3] pour étudier la limite à grand $N$ du système de Toda périodique. Nous allons, dans cet article, nous placer dans ce formalisme pour étudier le spectre de $L_{N}^{\alpha,\beta}$.

Pour cela on considère l’espace de Hilbert de dimension $2N$, $\mathcal{H}_{2N}$, généré par les fonctions Theta définies par :

$$\Theta_{j}(z=x+iy):=(4N)^{1/4}e^{-\pi j^{2}/2N}\sum_{n\in\mathbb{Z}}e^{-\pi(2Nn^{2}+2jn)}e^{2\pi iz(j+2Nn)},$$ (13)

$\ j=0,\dots,2N-1$.

Le produit scalaire $\langle.,.\rangle$ est celui de $L^{2}([0,1]\times[0,1],e^{-4\pi Ny^{2}}dxdy)$, de manière à ce que $\{\Theta_{j}\}_{j=0,\dots,2N-1}$ soit une base orthonormée de $\mathcal{H}_{2N}$ . La matrice $L_{N}^{\alpha,\beta}$ est la matrice, dans la base $\{\Theta_{2N-1},\dots,\Theta_{0}\}$, d’un opérateur de Töplitz $T^{\alpha,\beta}_{N}$ de symbole principal (voir [3])

$$\epsilon^{2}\beta(x)+2(1+\epsilon^{2}\alpha(x))\cos{2\pi y}.$$

Il est donc élémentaire de constater que les vecteurs $\psi^{k}\in\mathcal{H}_{2N},\ k=0,\dots,2N-1,$ définis par:

$$\psi^{k}(z)=\frac{1}{(2N)^{1/2}}\sum_{j=0}^{2N-1}e^{\pi i\frac{kj}{N}}\Theta_{j}(z)$$ (14)

sont vecteurs propres de l’opérateur $T^{0,0}_{N}$ dans $\mathcal{H}_{2N}$, de valeurs propres correspondantes données par (6). On remarque que

$$\psi^{k}(z)=(4N)^{-1/4}\int_{0}^{1}\rho(z,k/2N+is)e^{-2\pi Ns^{2}}ds,$$

où $\rho(z,\overline{z^{\prime}}):=\sum_{j=0}^{2N-1}\Theta_{j}(z)\overline{\Theta_{j}(z^{\prime})}$.

2.2 Quasimodes

Dans l’idée de [6] nous allons construire des quasimodes de $T_{N}^{\alpha,\beta}$ comme superpositions pondérées d’états cohérents $\rho(z,k/2N+is)$ et nous verrons que l’équation de KdV va apparaître comme équation de transport.

Définissons, pour $\mu\in C^{\infty}(\mathbb{T}),\ \mu(x)=\sum_{k\in\mathbb{Z}}\mu_{k}e^{2\pi ikx}$,

$$\psi^{k}_{\mu}(z)=(4N)^{-1/4}\int_{0}^{1}\rho(z,k/2N+is)\mu(s)e^{-2\pi Ns^{2}}ds.$$ (15)

Le résultat suivant, conséquence du calcul symbolique “à la Töplitz” mais que l’on peut obtenir ici par un calcul direct, est le cœur de la preuve :

Théorème 2.1

Pour tout $\mu,\mu^{\prime}\in C^{\infty}(\mathbb{T})$ arbitraire,

$$<\psi^{k}_{\mu},\psi^{k^{\prime}}_{\mu^{\prime}}>=\sum_{l\in\mathbb{Z}}\overline{\mu_{l}}\mu^{\prime}_{l-k+k^{\prime}}e^{-\pi l^{2}/2N}e^{-\pi(l-k+k^{\prime})^{2}/2N}.\$$

$$\mbox{En particulier \ \ \ \ }\ \ \ ||\psi^{k}_{\mu}||^{2}=\sum_{l\in\mathbb{Z}}|\mu_{l}|^{2}e^{-\pi l^{2}/N}\sim||\mu||^{2}_{L^{2}(\mathbb{T})}\ \mbox{quand}\ N\to+\infty.$$

De plus, si $T^{\alpha,\beta}_{N}$ est l’opérateur dont la matrice sur la base $\{\Theta_{2N-1},\dots,\Theta_{0}\}$ est $L_{N}^{\alpha,\beta}$ et $\epsilon=1/2N$,

$$T^{\alpha,\beta}_{N}\psi^{k}_{\mu}=\psi^{k}_{\mu^{k}}+O(\epsilon^{3})$$ (16)

avec

$$\mu^{k}(x)=\left(-2\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\epsilon^{2}\left(-2\alpha(x)\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\beta(x)\right)\right)\mu(x).$$

On voit donc que $\psi^{k}_{\mu}$ sera un quasimode de $T^{\alpha,\beta}_{N}$ à l’ordre $\epsilon^{3}$ si $\mu$ est lui-même un quasimode de l’opérateur

$$-2\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\epsilon^{2}\left(-2\alpha(x)\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\beta(x)\right).$$

Plusieurs comportements sont à envisager:

- milieu du spectre : pour $l=M_{N}+1,\dots,N-1-M_{N}$ on a, pour les valeurs propres distinctes de $L_{N}^{0,0}$, toutes de multiplicité deux,

$$|\cos{\pi(l+1)\epsilon}-\cos{\pi l\epsilon}|\sim 4\pi(2M_{N}+1)\epsilon^{2}\geq\epsilon^{7/4}>\epsilon^{2}\ \mbox{ quand }\epsilon\to 0,$$

et donc la théorie des perturbations (avec dégénérescence) s’applique. On montre facilement que la condition de moyenne nulle de $\alpha,\beta$ donne une correction au premier ordre qui est en fait d’ordre $\epsilon^{\infty}$.

- les bords du spectre, pour $0\leq k\leq 2M_{N}$ et $2N-1-2M_{N}\leq k\leq 2N-1$.

L’équation aux valeurs propres

$$\left(-2\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\epsilon^{2}\left(-2\alpha(x)\cos{(2\pi k\epsilon-i\epsilon\frac{d}{dx})}+\beta(x)\right)\right)\mu(x)=\lambda\mu(x)$$

devient, avec l’ansatz $\mu(x)=e^{-2i\pi kx}\nu_{k}(x)$ (resp. $e^{-2i\pi(k-N)x}\nu_{k}(x))$ pour $k$ proche de $0$ (resp. $2N-1$),

$$\epsilon^{2}\left(-\frac{d^{2}}{dx^{2}}-2\alpha(x)\pm\beta(x)\right)\nu_{k}=(2\pm\lambda_{k}^{N})\nu_{k}+O(\epsilon^{3})$$

suivant le bord considéré. On reconnaît là les deux opérateurs de Hill $H_{\pm}$. Un argument de comptage montre qu’on obtient bien ainsi tout le spectre de $L_{N}^{\alpha,\beta}$, les phénomènes de dégénérescence étant responsables du terme supplémentaire en $N^{\delta}$ et la valeur de $M_{N}=[N^{1/4}]$ assurant l’uniformité de la transition entre les trois parties du spectre. Le Corollaire 1.2 se démontre grâce à l’uniformité des estimations semiclassiques par rapport aux normes $sup$ des dérivées de symboles, et au fait que les normes $sup$ restent bornés uniformément en temps lors de l’évolution par KdV [1].

2.3 Intégrabilité

La preuve du Théorème 1.3 repose sur le fait que l’on puisse écrire les discriminants $\Delta^{N}(\lambda)$ de la matrice de Jacobi $L_{N}$ et ceux, $\Delta^{\pm}(\lambda)$, de $H_{\pm}$ comme :

$$\Delta^{N}(\lambda)^{2}-4=\prod_{j=0}^{2N-1}(\lambda_{j}^{N}-\lambda)\ \ \mbox{ et }\ \Delta^{\pm}(\lambda)^{2}-4=4\prod_{j\geq 0}\frac{\lambda^{\pm}_{j}-\lambda}{\pi_{j}^{2}},$$

$$\pi_{j}:=\pi[(j+1)/2]\ (j\geq 1),\ \pi_{0}=1.$$

Soit $[\Lambda_{1},\Lambda_{2}]$ un intervale compact de ${\mathbb{R}}$ avec $\Lambda_{1}\leq 0<\Lambda_{2}$. Le Théorème 1.3 est alors une conséquence du

Théorème 2.2

Uniformément pour $\Lambda_{1}\leq\lambda\leq\Lambda_{2}$,

$$\lim_{N\to\infty}(-1)^{N}\Delta^{N}(-2+\epsilon^{2}\lambda)=\Delta^{-}(\lambda)\ \mbox{ et }\ \lim_{N\to\infty}\Delta^{N}(2-\epsilon^{2}\lambda)=\Delta^{+}(\lambda),$$ (17)

et de la formule (12) pour les actions de Toda, ainsi que la formule suivante pour les variables actions $I^{\pm}_{n}$ de $H_{\pm}$:

$$I^{\pm}_{n}=\frac{2}{\pi}\int_{\lambda^{\pm}_{2n-1}}^{\lambda^{\pm}_{2n}}arcosh\left((-1)^{n}\frac{\Delta^{\pm}(\lambda)}{2}\right)d\lambda.$$ (18)