GEOMETRIE ET COGNITION:
L’EXEMPLE DU CONTINU
CERISY SEPTEMBRE 2006

B. Teissier
Equipe “ Géométrie et Dynamique”,
Institut Mathématique de Jussieu,
UMR 7586 du CNRS
175 Rue du Chevaleret
F-75013 Paris, France.
email: teissier@math.jussieu.fr

Summary

In this paper I propose the idea to establish a clear distinction between the foundations of truth and the foundations of meaning in Mathematics. I explore on the most basic example, the mathematical line, the possibility that the foundations of its meaning are provided by a protomathematical object resulting from the identification by our perceptual system of the visual line and the vestibular line, a point of view suggested by recent results of neurophysiology.

1 INTRODUCTION

Quand nous pensons une pensée, la signification de cette pensée est la forme du processus neuro-physiologique sous-jacent.

Bernhard Riemann, opuscule philosophique.

En résumé, pour chaque attitude de mon corps, mon premier doigt détermine un point et c’est cela, et cela seulement qui définit un point de l’espace.

Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, Flammarion.


…et cela paraîtra bien beau à l’homme instruit, mais déplaira beaucoup aux ignorants.

Maïmonide, Le guide des égarés.


Thierry Paul a commencé son exposé en nous disant que tout allait bien pour la mécanique quantique: l’accord avec l’expérience est excellent et il n’y a plus de paradoxes gênants.

De même, les mathématiques ne se sont jamais si bien portées, les conjectures et problèmes tombent les uns après les autres, les idées foisonnent, de nouveaux domaines naissent.

A la différence de la Physique (qui s’estime probablement fondée de facto par l’accord avec l’expérience, comme nous l’a rappelé Thierry Paul), et ne revient sur ses fondements qu’en cas de crise majeure comme celle des débuts de la mécanique quantique, les mathématiques, si prospères qu’elles soient, s’intéressent constamment à leurs fondements.

Comme nous savons, depuis presque un siècle l’aspect "philosophie naturelle" cher à Riemann, Hermann Weyl, Poincaré, Thom, a trop souvent été délaissé dans la réflexion sur les fondements au profit de l’aspect axiomatique. Celui-ci fonde les mathématiques d’une manière en apparence inattaquable et leur donne une puissance créative inimaginable auparavant tout en rendant possible l’oubli de leur enracinement historique dans le réel et en bouleversant la construction de leur signification. On peut dire sans trop exagérer, en particulier en ce qui concerne l’enseignement, que les racines "naturelles" des mathématiques ont été remplacées, après la crise des géométries non euclidiennes, par une chape de béton devant permettre de construire solidement. Les mathématiques n’étant plus enracinées dans le réel par nature, le problème de leurs fondements est apparu avec urgence, mais il est apparu beaucoup plus clairement en ce qui concerne la vérité, susceptible d’une rigoureuse analyse syntaxique, qu’en ce qui concerne la signification qui pour beaucoup de scientifiques était trop difficile à appréhender dans les brouillards de la "psychologie".

Une bonne partie de la philosophie des mathématiques s’est donc focalisée sur le seul aspect logique (au sens classique, pas celui de LIGC) de cette magnifique entreprise de refondation et sur les problèmes mathématiques que posent la théorie des ensembles et la théorie de la démonstration.

Comme l’a rappelé aussi Thierry Paul, cette période d’interrogation sur les fondements au début du XXèmeème{}^{\hbox{\rm\`{e}me}} siècle a aussi été une période extrêmement féconde en Mathématiques, et l’activité fondationnelle ne représentait qu’une toute petite partie de l’activité totale.

Chez les mathématiciens l’intérêt pour les fondements est évidemment plus fort dans les périodes où la discipline a besoin d’examiner des objets si nouveaux que son support intuitif ne peut pas suivre (pensez aux fonctions continues non dérivables, aux ordinaux) et qu’ils semblent donner matière à controverse ou à paradoxe. Une entreprise de construction formelle et de révision des significations (deux opérations dont j’essaie d’étudier les relations dans ce texte) est alors lancée et, en tous cas jusqu’à maintenant, les choses rentrent dans l’ordre. Par exemple la signification de l’ensemble de Cantor est désormais perçue par un bon élève de Licence. Quoi qu’il en soit, il semble que cet intérêt pour les fondements soit assez faible en ce moment. Voir [G3] pour une réflexion stimulante sur les fondements et la logique correspondante.

La théorie des ensembles de Zermelo-Frenkel semble suffisante pour donner un statut à tous les objets dont nous avons besoin, et la ”logique naïve” du mathématicien moderne semble suffisante pour éviter les erreurs de raisonnement; ce mathématicien n’en demande pas plus sauf si le problème des fondements le préoccupe.

Il a peut-être tort, parce que l’enseignement des mathématiques semble de plus en plus éloigné du ”réel” et privé de signification, et attire de moins en moins d’étudiants.

La période actuelle semble propice pour se pencher sereinement sur deux problèmes qui devraient intéresser les philosophes et certains mathématiciens et auxquels le ”Modèle standard” construit sur l’axiomatique de Zermelo-Frenkel n’apporte aucune réponse parce qu’ils relèvent non pas des fondements de la vérité mais des fondements de la signification.

\bullet Comment se fait-il que le sentiment de comprendre une démonstration semble si éloigné de la structure logique de la preuve?

\bullet Comment détermine-t-on parmi la myriade d’énoncés, ceux qui sont assez intéressants pour que l’on essaie de les démontrer?

C’est le moment de citer un des beaux aphorismes de René Thom:

La limite de la vérité n’est pas l’erreur, c’est l’insignifiance.

Si, encouragés par cet aphorisme, nous acceptons l’idée qu’il faut fonder non seulement la vérité des théorèmes, mais aussi leur signification, il semble important de développer une analyse scientifique des aspects implicites du raisonnement qui font appel par exemple à des jugements sur le continu spatial, sa connexité, ses symétries etc., ou à des jugements sur l’ensemble des entiers, ses opérations et le bon ordre dont il est équipé dans notre espace mental.

Des progrès dans cette direction permettraient peut-être, par un ”retour au sens”, de rendre les mathématiques plus accessibles, et il n’est pas impossible qu’ils aident même des chercheurs confirmés par une augmentation de lucidité.

La phrase de Riemann reproduite au début indique une direction dans laquelle il était jusqu’ici difficile d’avancer faute de précisions sur les processus neuro-physiologiques humains, et aussi faute d’intérêt (pour ne pas parler de méfiance) à l’égard des sources ”psychologiques” de la signification de la part des scientifiques, hormis quelquesexceptions célèbres comme Poincaré.

Au début les progrès des neurosciences ont surtout servi de base scientifique au raidissement idéologique à la Changeux (cf. [C] et [C-C]) du réductionnisme discrètement envahissant de la fin du XXèmeème{}^{\hbox{\rm\`{e}me}} siècle. Plus récemment ces progrès ont aussi servi d’argument pour le développement d’une vision plus riche (cf. [B2], [D]) de la pensée consciente, faisant intervenir entre autres les émotions. Cependant si des ”moteurs” de type émotionnel (involontaires, encore une fois, mais plutôt conscients) comme le désir jouent sans doute un rôle dans la pensée scientifique, ce rôle me semble bien difficile à cerner, peut-être pas primordial, et je préfère me concentrer ici sur les pulsions de nature plus ”structurelle”.

S’il est indiscutable qu’un fondement de la vérité sans déduction rationnelle est de nature religieuse et n’est pas une option pour un scientifique contemporain, il me semble important de distinguer entre “Fondements (ou sources) de la vérité des Mathématiques” et “Fondements (ou sources) de la signification des Mathématiques”.

Il est peut-être temps en effet, plus de deux siècles après Kant, d’admettre une bonne fois que la signification n’est pas réductible à la pensée rationnelle et consciente et surtout d’en tirer les conséquences en essayant de décrire comment et à partir de quoi elle se construit, à quels besoins elle répond, et ce qu’elle apporte. Ce que la signification apporte n’est pas une preuve de vérité, mais me semble tout aussi indispensable à la pensée scientifique, et un début d’analyse rigoureuse de sa construction est désormais possible.

Cette analyse s’appuie d’abord sur les progrès dans la compréhension biologique de notre perception du monde, de la mémoire et des évènements inconscients quifoisonnent en nous. Cette compréhension est source de nouveaux concepts, et permet d’imaginer de nouveaux modes d’explication tenant compte de notre rapport inconscient au monde et se substituant aux tentatives vaines d’analyser ”rationnellement” la signification à l’aide de mots comme "métaphore" dont le sens demande lui-même à être expliqué au moyen d’autres mots, et ainsi de suite dans une fuite sans fin analogue à celle du “meta” dénoncée par Girard dans [G1]. Voir aussi [T1].

J’espère en particulier convaincre le lecteur que la doctrine qui prévaut implicitement dans l’enseignement selon laquelle la signification des objets mathématiques se construit toujours parallèlement aux fondements de leur vérité est erronée pour des raisons fondamentales, et pas seulement parce qu’elle est contredite par l’histoire des mathématiques et l’expérience des chercheurs.111Céder à la tentation (de bas niveau au sens défini un peu plus bas) d’identifier les fondements de la signification avec les fondements de la vérité conduit aussi, à mon avis, à la prolifération de faux problèmes en philosophie des mathématiques.

Cela ne signifie pas que les modèles de la pensée rationnelle ne puissent pas avoir de signification, puisque après tout ils reflètent aussi nos automatismes de pensée et leur construction utilise notre perception de l’espace, parfois d’une manière assez explicite comme dans la diagrammatique chère à Gilles Châtelet et Charles Alunni, et parfois d’une manière très souterraine. Mais pour le moment il me semble que ce n’est justement que d’une signification de leur construction et de leurs interactions (qui sont contraintes par leur construction) qu’il s’agit. Cela diffère de la signification propre que peuvent avoir des objets mathématiques. La distinction est cependant précaire car la nature de certains objets mathématiques élaborés réside pour une bonne part dans leur construction. C’est le cas par exemple des algèbres d’opérateurs qu’utilise Girard.

Dans son exposé, nous avons appris une manière de contrôler la générativité folle des symboles en interprétant dans une algèbre ”modératrice” les opérations qu’ils sont censés représenter, d’une manière qui préserve (et même précise) leur signification logique. Nous avons aussi appris que quelque chose comme un “sens” ou un ”point de vue” y influait sur la ”vérité”.

On peut rêver que l’étude du ”sens cognitif ” des énoncés, qui est aussi une manière de modérer la générativité des constructions formelles, rencontrera un jour la Géométrie des Interactions. On peut voir une partie du livre [Pe1] comme la description du début d’un chemin allant dans cette direction. Pour une riche description d’autres tentatives dans cette direction, je renvoie à [B-L] et [C], ainsi qu’aux textes de J.-Y. Girard et G. Longo dans ce volume. Dans une veine différente, je recommande vivement le beau texte [Be] de D. Bennequin.

Je me propose d’exposer ici une première approche, extrêmement rudimentaire, de ce ”sens cognitif” qui fait partie du programme de recherche de fondements cognitifs des mathématiques promu par le groupe “Géométrie et cognition” formé par G. Longo, J. Petitot, et moi (voir [LPT]).

Il y a deux types d’ingrédients:

\bullet Une interprétation cognitive de certains objets mathématiques primitifs.

Les progrès récents des neurosciences permettent de commencer à comprendre les bases biologiques du rôle constitutif irréductible de l’espace et du temps dans notre représentation des phénomènes, sur lequel ont insisté entre autres Kant, Poincaré, Hermann Weyl, Enriques.

\bullet Le moteur constitué par ce que j’appelle la ”pensée de bas niveau”.

Ce vocable n’a ici rien de méprisant, au contraire; il est inspiré par l’étude de la vision, qui n’a vraiment décollé que lorsque les physiologistes ont essayé l’approche modeste consistant à tenter de modéliser la “vision de bas niveau”, qui est la partie ”immédiate” de la vision, avant la couleur et avant toute interprétation (la neurophysiologie commence à donner une description de la manière dont cela se passe chez l’homme et du rôle des différentes aires visuelles du cortex).

J’entends par là les opérations de pensée involontaires et très souvent inconscientes. Cela inclut des jugements involontaires comme celui de faire la distinction fixe/mobile, homogène/inhomogène, celui de ”comparer ce qui est comparable”, par exemple comparer la taille de deux objets de même nature, ou détecter des régularités temporelles ou spatiales ou des symétries, faire des analogies, faire la distinction entre un objet et ses attributs, ne pas distinguer des objets différents qui ont en commun des traits qui nous intéressent. Cela inclut aussi des besoins fondamentaux (ou pulsions) de l’esprit humain comme la recherche obstinée de causes ou d’origines, le fait de se demander si lorsque A implique B on a aussi B implique A, le besoin de se projeter dans l’avenir, de prédire, de créer des rituels, ou encore celui de compléter ce qui est incomplet, de décomposer un objet ou un mécanisme complexe en objets ou mécanismes simples.

L’étude de cette pensée de bas niveau reste à faire; elle est si proche de nous que nous ne la voyons pas. Elle apparaît cependant à chaque étape de la pensée, y compris dans les domaines les plus abstraits. Faire une liste raisonnée des jugements et pulsions de bas niveau est en soi un défi. Il me semble que ce sont Saint Augustin (en ce qui concerne le temps, dans Les confessions) puis de manière plus philosophique Thomas d’Aquin et Maïmonide qui les premiers ont reconnu clairement, dans le cas particulier des attributs de la divinité dans leurs religions respectives, que des automatismes de pensée nous poussaient vers des paradoxes. (cf. [M]).222 Une des plus belles découvertes de la pensée religieuse, implicitement soulignée dans le cadre dujudaïsme par Maïmonide (loc. cit.), est celle de l’être qui ne fait rien d’autre qu’être, sans aucun attribut. Dans un autre domaine, le désir de bas niveau que toute proposition soit vraie ou fausse nous a aussi entraînés dans des ornières en logique (voir le texte [G2] de Girard dans ce volume).

L’idée commune à ces deux ingrédients est que notre cerveau est le siège d’activités involontaires et inconscientes dont une partie ressemble à des mathématiques, et que ces activités inconscientes interviennent dans nos activités conscientes comme réservoir de sens.

Ce que nous percevons comme signification est en fait une résonnance produite par notre physiologie entre notre pensée consciente et la structure du monde telle que l’intègrent, de manière inconsciente, nos sens. Cette résonnance est loin d’être un isomorphisme au sens décrit au paragraphe suivant. Elle est au contraire assez souple pour pouvoir se propager le long de constructions formelles et langagières très élaborées.

Dans ce qui suit, je vais essayer d’illustrer cette idée sur les exemples les plus simples.

2 LA DROITE ET AUTRES LIEUX

\bullet La droite vestibulaire (pour des renseignements précis, voir le magnifique livre [B1] d’Alain Berthoz): le système vestibulaire, situé dans l’oreille interne, mesure avec une bonne précision les accélérations de toutes natures. Il joue un rôle important dans la survie des bipèdes puisqu’il permet de réagir très rapidement lorsque le sujet trébuche (la tête part en avant avec une forte accélération). Il sert aussi à compenser automatiquement les mouvements de la tête dus à la marche, ce qui nous permet de voir un monde stable pendant que nous marchons. Mais surtout, avec la mémoire, c’est une centrale inertielle qui garde le souvenir de toutes nos accélérations. D’après le principe de relativité Galiléenne le seul mouvement qui ne donne aucun signal au système vestibulaire (hormis le mouvement de la tête, qui est bien séparé du reste) est la marche à vitesse constante dans une direction fixe. La réalité neurophysiologique est bien plus riche que cette description sommaire.

Nous appellerons cet état dynamique d’excitation minimale la droite vestibulaire.

Notons qu’elle est paramétrée par le temps, et scandée par les pas. La seule manière de s’y repérer est d’utiliser une horloge (par exemple notre horloge interne, ou celle donnée par la marche).

\bullet La droite visuelle (voir [B1], cité plus haut, et [N]): le nerf optique transmet les impulsions électriques produites dans la rétine par l’impact des photons à des neurones dont certains réagissent à la présence dans une direction donnée d’un petit segment ayant une orientation donnée. Des neurones correspondant à des directions assez voisines s’excitent simultanément s’ils détectent la même orientation, bien plus que s’ils détectent des orientations différentes. On pourrait dire que le ”transport parallèle” est câblé dans V1, mais la réalité est plus compliquée; la géométrie des connexions est loin de porter tout le fonctionnement, qui résulte aussi d’interactions dynamiques entre les aires visuelles et pour cette raison on préfère parler de l’architecture fonctionnelle des aires visuelles. Quoi qu’il en soit, cette architecture permet de détecter des courbes et, parmi les courbes, d’isoler les DROITES, une droite étant “une courbe qui a partout la même orientation” selon la définition perceptuelle de J. Ninio dans [N]. Il semble que déjà dans l’aire visuelle V1, par un réseau d’excitations et d’inhibitions les lignes soient détectées. Les droites jouent un rôle spécial dans les aires visuelles situées en aval de V1333Je remercie Daniel Bennequin pour ses remarques sur cette partie.. La détection d’une droite (en fait, il s’agit d’un segment de droite) correspond donc à un état dynamique d’excitation bien particulier (probablement extrémal en un certain sens) d’une assemblée de neurones du cortex visuel. Nous appellerons un tel état une droite visuelle. Il faut insister sur le fait que la possibilité de l’existence de cette droite visuelle en neurophysiologie n’est pas du tout évidente et est un acquis relativement récent.

Il faut maintenant faire entrer en scène les relations très fortes existant dans le cerveau entre le système visuel, le système moteur et le système vestibulaire. Les relations entre les trois ont été étudiées en particulier dans le laboratoire LPPA d’Alain Berthoz et sont si étroites (cf. [B1]) qu’elles justifient amplement l’intuition de Poincaré:

Si les travaux cités dans [B1] confirment l’intuition de Poincaré selon laquelle la position d’un objet dans l’espace visuel est reliée par l’équivalent d’un changement de coordonnées à l’ensemble des tensions musculaires correspondant au geste qu’il faut faire pour le saisir, il n’est pas abusif d’affirmer que l’évolution de nos systèmes de perception a aussi créé un isomorphisme entre la droite vestibulaire et la droite visuelle, dont j’ai souligné dans [T3] l’importance pour les fondements de la signification de la droite en lui donnant le nom d’isomorphisme de Poincaré-Berthoz.

Ce n’est pas un isomorphisme au sens de la théorie des ensembles munis de sructures: je ne peux pas exhiber une bijection d’un objet sur l’autre respectant la structure, et pour cause, puisque les deux droites sont des états dynamiques d’assemblées de neurones. Il vaudrait peut-être mieux parler de “correspondance”, mais la chose importante est que cette correspondance permet de transporter la structure de l’une des droites sur l’autre et une fois ce transport fait cette correspondance mérite qu’on lui applique le vocable ”isomorphisme”444Il s’agit plutôt d’un isomorphisme dans une catégorie de percepts. Par ailleurs les connexions neuronales entre les aires motrices, visuelles et le système vestibulaire sont -entre autres- le support matériel de l’isomorphisme mais sa nature est bien plus complexe..

Cet isomorphisme a en effet pour conséquence, par transport de structure de la droite vestibulaire sur la droite visuelle, de paramétrer cette dernière. C’est lui qui nous permet d’imaginer que nous avançons le long d’une droite géométrique, c’est aussi lui qui nous permet d’accepter comme évidence que le temps est paramétré par une droite réelle, ainsi que les propriétés de continuité de l’ensemble des nombres réels, ses propriétés archimédiennes (en un nombre fini de pas, je dépasse n’importe quel point), etc. C’est le genre d’images dont Einstein disait qu’elles jouaient un grand rôle dans sa pensée.

Je suggère que notre droite mathématique a pour signification l’objet proto-mathématique obtenu par identification de la droite visuelle et de la droite vestibulaire, et que la partie de notre ”intuition mathématique” qui est à l’oeuvre lors de démonstrations portant sur les nombres réels provient de cet objet proto-mathématique. Elle est l’origine de la construction des réels comme complétion des nombres rationnels ou de leur définition comme corps totalement ordonné dans lequel tout sous-ensemble borné admet une borne supérieure.

Lorsque l’on me parle d’une suite xisubscript𝑥𝑖x_{i} de nombres réels, je les ”vois” sur la droite, et si l’on me dit qu’ils tendent vers x𝑥x, je les vois osciller peut-être un peu autour de x𝑥x tout en s’en rapprochant inéluctablement. Bien sûr on peut exprimer tout cela avec des suites de rationnels ou des éléments d’un corps totalement ordonné comme ci-dessus, mais alors l’intuition a bien du mal à suivre! Ceci est un exemple de réponse au premier problème énoncé dans l’introduction

Un aspect intéressant de l’isomorphisme est que la droite visuelle et la droite vestibulaire n’ont pas les mêmes automorphismes ”naturels”. Les automorphismes naturels de la droite vestibulaire sont en effet les seules translations xx+bmaps-to𝑥𝑥𝑏x\mapsto x+b, ou tout au au plus les transformations affines xax+bmaps-to𝑥𝑎𝑥𝑏x\mapsto ax+b si l’on permet des mouvements uniformes de vitesses différentes. En ce qui concerne la droite visuelle, deux segments fermés quelconques sont équivalents par un automorphisme affine de l’espace ambiant, (qui apparaît comme “externe” du point de vue vestibulaire ) et sont en particulier comparables au prix d’un automorphisme affine de l’espace ambiant respectant les longueurs même si ils ne sont pas sur une même droite. Il est possible que ce simple fait, joint au besoin ”de bas niveau” de comparer ce qui est comparable, ait conduit à la théorie grecque du rapport ou logos, si magnifiquement expliquée dans le livre [F] de David Fowler. La question de comparer la longueur de deux segments est résolue par les Grecs en les ramenant sur la même droite (par une isométrie affine comme ci-dessus!) puis en regardant combien de fois (disons a0subscript𝑎0a_{0}) le petit ”va”dans le grand, puis combien de fois le segment qui reste du grand quand on a retiré a0subscript𝑎0a_{0} fois le petit du grand ”va” dans le petit, et ainsi de suite (antiphairesis). Le rapport de deux segments est ainsi décrit par une suit de nombres entiers, qui est infinie lorsque ce rapport est irrationnel. En termes plus modernes, c’est le développement en fractions continues du nombre réel qui est le quotient des longueurs des deux segments mesurées à l’aide d’une unité de longueur quelconque. Une version dégénérée de cette opération, sa restriction aux rapports qui sont des nombres rationnels, perdure dans notre enseignement sous le nom d’algorithme d’Euclide.

Un autre aspect est que le continu visuel et le continu du mouvement se trouvent identifiés, ce qui a des conséquences énormes: cela permet d’inventer la notion de trajectoire paramétrée par le temps, donc finalement le concept de fonction, celui de vitesse (voir plus bas) et enfin l’espace-temps!.

Enfin, des développements mathématiques importants (et en particulier le cortège d’idées accompagnant l’ensemble de Cantor) doivent me semble-t-il leur naissance à la contradiction apparente entre la définition cognitive de la droite et le besoin (de bas niveau) de la comprendre comme ensemble de points. J’y reviendrai plus bas à propos des frontières. A ce propos il est fascinant de voir fonctionner la pensée ”de bas niveau” lorsque Aristote étudie l’hypothèse que l’espace et le temps soient composés d’indivisibles.

Le type d’analyse que je viens de décrire s’étend ensuite au plan et à l’espace. Par exemple le plan est paramétrisable de deux manières du point de vue vestibulaire: coordonnées cartésiennes ou coordonnées polaires. Le plan visuel est celui de notre vision sans le relief, et il est possible que tout autre plan soit perçu comme un déplacement de celui-ci. La description de l’espace visuel est compliquée: elle fait intervenir en particulier la vision binoculaire, et surtout le système moteur; je renvoie à [B1].

\bullet Ordinaux

La droite vestibulaire peut servir de support à une signification de l’infini : ce qui n’est pas limité, la marche sans fin sur la droite. Il faut lire les textes de Fontenelle cités par Michel Blay dans [LAB], et admirer la finesse avec laquelle il décrit le malaise que suscite l’idée de rajouter un nombre \infty au bout de la suite des entiers. Ces textes résument beaucoup de pages sur la différence entre l’infini ”potentiel” et l’infini ”actuel”, dans lesquelles la réflexion théologique et la réflexion mathématique se trouvent parfois extrêmement proches. On voit, à partir de cette époque, les mathématiciens accepter progressivement l’infini dans leur boîte à outils et en préciser la signification.

Par exemple dès la premième moitié du 19èmeème{}^{\hbox{\rm\`{e}me}} siècle Bolzano avait réalisé l’importance du fait qu’un ensemble infini peut être en bijection avec un de ses sous-ensembles stricts (par exemple les entiers et les entiers pairs). La percée devra cependant attendre plus d’un demi-siècle l’époque de Cantor.

Par contre, notre intuition du monde accepte beaucoup plus difficilement l’idée de marcher depuis un temps infini. C’est peut-être de là que provient notre préférence spontanée pour les bons ordres, ceux dans lesquels il ne peut exister de suite infinie décroissante (vers un point d’où l’on ne peut pas revenir en un nombre fini de pas!), en même temps que notre besoin (de bas niveau) si fort que tout ait une origine ou une cause (revoici la théologie!).

L’axiome du choix qui énonce que l’on peut choisir simultanément un élément dans chacun des ensembles d’une collection éventuellement infinie d’ensembles non vides et le fait que tout ensemble peut être bien ordonné, c’est à dire muni d’un ordre total (ce qui signifie que deux éléments quelconques sont comparables) sans suite décroissante infinie, correspondent de la manière la plus évidente à deux pulsions de bas niveau: le besoin que tout ait une origine et celui, peut-être de moins bas niveau et plus mathématique, de pouvoir choisir indéfiniment. Ceci est un exemple de réponse à la seconde question posée dans l’introduction.

Ces deux assertions sont a priori différentes mais l’équivalence des deux énoncés mathématiques est un théorème de théorie des ensembles. On peut considérer que cela rend manifeste une interaction entre les deux ”évidences” du cas fini que ces énoncés étendent au cas infini.

Un grand moment de la pensée mathématique est la création par Cantor de la théorie des ensembles bien ordonnés ou du moins totalement ordonnés, et en particulier la prise de conscience du fait qu’il y en avait beaucoup. Les classes d’isomorphisme (= bijection croissante) d’ensembles bien ordonnés sont appelées ordinaux. Les ordinaux peuvent eux-mêmes être munis d’un ordre: αα𝛼superscript𝛼\alpha\leq\alpha^{\prime} signifie qu’il existe une injection croissante d’un représentant de α𝛼\alpha dans un représentant de αsuperscript𝛼\alpha^{\prime}. Cet ordre fait des ordinaux un ensemble555Note technique: pour la plupart des mathématiciens, qui travaillent dans un modèle fixe de la théorie des ensembles, conçu comme un univers (mental), les ordinaux constituent un ensemble, alors qu’en logique leur statut est plus complexe. bien ordonné. Chacun des ordinaux finis est représenté par un ensemble d’entiers {1,,n}1𝑛\{1,\ldots,n\} muni de l’ordre usuel, et on peut le désigner par l’entier n𝑛n. Le premier exemple infini est la classe ω𝜔\omega de l’ensemble ordonné 𝐍𝐍\mathbf{N} des entiers. C’est par la considération des ordinaux supérieurs à ω𝜔\omega que l’on peut se représenter \infty, ou plutôt ω𝜔\omega, d’une manière que notre intuition accepte facilement: c’est le plus petit ordinal plus grand que tous les ordinaux qui sont les classes d’ensembles finis!.

Plus précisément, considérons l’ensemble 𝐙2superscript𝐙2\mathbf{Z}^{2} des paires d’entiers positifs ou négatifs, ordonné lexicographiquement. L’inégalité (i,j)<(i,j)𝑖𝑗superscript𝑖superscript𝑗(i,j)<(i^{\prime},j^{\prime}) signifie que i𝑖i est inférieur à isuperscript𝑖i^{\prime} ou que i=i𝑖superscript𝑖i=i^{\prime} et j𝑗j est inférieur à jsuperscript𝑗j^{\prime}. C’est bien l’équivalent numérique de l’ordre du dictionnaire.

C’est bien un ordre total, mais il ne fait pas de 𝐙2superscript𝐙2\mathbf{Z}^{2} un ensemble bien ordonné. Un sous-ensemble bien ordonné de 𝐙2superscript𝐙2\mathbf{Z}^{2} consiste en points (i,j)𝑖𝑗(i,j) dont la première coordonnée est bornée inférieurement (disons i0𝑖0i\geq 0 pour fixer les idées) et tel que de plus, pour chaque i𝑖i, la seconde coordonnée des points de l’ensemble dont la première coordonnée vaut i𝑖i est bornée inférieurement. Par exemple l’ensemble 𝐍2superscript𝐍2\mathbf{N}^{2} des points dont les deux coordonnées sont positives est bien ordonné. L’ensemble des points dont la première coordonnée est positive ne l’est pas. Considérons le sous-ensemble bien ordonné de 𝐙2superscript𝐙2\mathbf{Z}^{2} obtenu comme ceci: pour chaque entier i0𝑖0i\geq 0 choisissons un entier positif ou négatif β(i)𝛽𝑖\beta(i). Notre ensemble est:

Eβ={(i,j)𝐙2|i0,jβ(i)}.subscript𝐸𝛽conditional-set𝑖𝑗superscript𝐙2formulae-sequence𝑖0𝑗𝛽𝑖E_{\beta}=\{(i,j)\in\mathbf{Z}^{2}|i\geq 0,\ \ j\geq\beta(i)\}.

Nous pouvons maintenant faire en pensée le parcours suivant, qui étend la droite vestibulaire:

Partons du point (0,β(0))0𝛽0(0,\beta(0)) et augmentons la seconde coordonnée d’une unité à la fois. Nous marchons sur la droite vestibulaire identifiée à l’axe “vertical” des points dont la premiére coordonnée vaut 00. Après une infinité de pas le point de l’ensemble Eβsubscript𝐸𝛽E_{\beta} qui se présente à nous naturellement est le point (1,β(1))1𝛽1(1,\beta(1)), qui est un parfait représentant de l’infinité de pas que nous venons de faire; c’est le plus petit élément de notre ensemble Eβsubscript𝐸𝛽E_{\beta} qui soit plus grand que tous les entiers, identifiés aux points de coordonnée (0,j);jβ(0)0𝑗𝑗𝛽0(0,j);j\geq\beta(0). Appelons le ω𝜔\omega. Puis poursuivons notre marche, cette fois-ci en montant parmi les points de Eβsubscript𝐸𝛽E_{\beta} dont la première coordonnée vaut 111. Le point (1,β(1)+1)1𝛽11(1,\beta(1)+1) s’appellera ω+1𝜔1\omega+1, et ainsi de suite. Le point (2,β(2))2𝛽2(2,\beta(2)) s’appellera naturellement666En fait, il s’appellerait tout aussi naturellement 2ω2𝜔2\omega mais la multiplication des ordinaux au moyen de produits lexicographiques n’est pas commutative et avec la convention usuelle 2ω2𝜔2\omega est égal à ω𝜔\omega.ω2𝜔2\omega 2, et lorsque nous aurons épuisé toutes les valeurs de i𝑖i nout atteindrons ω2superscript𝜔2\omega^{2}, qui est l’ordinal représenté par 𝐍2superscript𝐍2\mathbf{N}^{2} muni de l’ordre lexicographique, mais pour représenter cet ordinal par un point, nous devrons nous placer dans 𝐙3superscript𝐙3\mathbf{Z}^{3} muni de l’ordre lexicographique. Nous pourrions évidemment ajouter formellement à l’ensemble 𝐍𝐍\mathbf{N} (ou à 𝐍2superscript𝐍2\mathbf{N}^{2}) un élément ω𝜔\omega (ou ω2superscript𝜔2\omega^{2}) et étendre la relation d’ordre en décidant que ce nouvel élément est plus grand que tous les éléments de 𝐍𝐍\mathbf{N} (ou 𝐍2superscript𝐍2\mathbf{N}^{2}). Cette construction brutale n’a rien de géométrique et reste proche de ce que Châtelet appelle je crois ”la médiocrité de l’agrégat”. La représentation par les produits lexicographiques est bien plus riche et mène en particulier à la définition du produit des ordinaux et à la description de la structure de "l’ensemble" des ordinaux.

Nous avons ainsi satisfait une pulsion de la pensée de bas niveau: compléter ce qui est incomplet, en plongeant les entiers dans un ensemble bien ordonné plus grand. Celui-ci possède à son tour un infini, que l’on peut réaliser dans un ensemble bien ordonné plus grand, et ainsi de suite777Rappelons que cette soudaine multiplication des infinis n’a pas été acceptée sans difficultés par des mathématiciens proches de la physique dont l’intuition rechignait. Mais tous ont fini par se rallier au point de vue de Hilbert affirmant que ”nul ne le chasserait du paradis créé par Cantor”. Aujourd’hui encore, les anglo-saxons utilisent la terminologie rassurante de linearly ordered set pour ensemble totalement ordonné.. L’ordinal ω𝜔\omega apparaît désormais comme un nombre assez semblable aux autres; il en diffère par le fait qu’il faut une infinité de pas pour l’atteindre, et que l’on ne peut pas parler de ω1𝜔1\omega-1 puisqu’il n’a pas de prédécesseur.

Pour rassurer le lecteur, ou plutôt pour satisfaire sa pulsion de bas niveau concernant l’unicité des représentations, j’ajouterai que cette représentation est, à un isomorphisme d’ensembles ordonnés (= bijection croissante) près, indépendante du choix de la fonction iβ(i)maps-to𝑖𝛽𝑖i\mapsto\beta(i) de 𝐍𝐍\mathbf{N} dans 𝐙𝐙\mathbf{Z}. L’ensemble bien ordonné 𝐍2superscript𝐍2\mathbf{N}^{2} correspond au choix β(i)=0𝛽𝑖0\beta(i)=0 pour tout entier i𝑖i.

\bullet Bords et frontières

La droite visuelle et la droite vestibulaire portent toutes deux des frontières, qui sont le bord ou l’extrémité pour l’une, et la fin (du mouvement) pour l’autre. C’est une propriété fondamentale du continu, déjà repérée par Aristote, que d’être constitué de frontières. La correspondance entre une frontière spatiale et une frontière temporelle dans l’isomorphisme de Poincaré-Berthoz a de nombreuses conséquences. Je veux me concentrer sur le fait que le mouvement pouvant s’interrompre à tout instant, la droite visuelle, par transport de structure, devient divisible comme le temps et que cette division est manifestée par le choix d’un point d’arrêt.

En fait la réflexion classique sur la divisibilité de l’espace et du temps a je pense deux versions qui sont en quelque sorte duales: le continu n’est pas ”formé” de points, c’est à dire qu’il n’est pas seulement un ensemble de points, mais il contient des points, qui y apparaissent comme des coupures qui le séparent en morceaux adjacents, et qui sont précisément les coupures888Une coupure est une partition de l’ensemble des nombres rationnels (ou réels) en deux sous ensembles non vides tels que tout élément du premier soit inférieur à tout élément du second. Par exemple les rationnels inférieurs à 22\sqrt{2} et ceux qui sont supérieurs. Une coupure des rationnels détermine un unique nombre réel. de Dedekind. L’avatar temporel de la coupure est l’instant. L’observation fondamentale de Dedekind (voir [De]) est que, comme le temps, le continu unidimensionel contient comme points toutes les frontières (ou coupures) que l’on peut y définir et rien d’autre, ce qui n’est pas le cas de l’ensemble des nombres rationnels contenus dans un intervalle donné. D’autre part un continuum (compact) de nombres réels, c’est à dire un intervalle [a,b]𝑎𝑏[a,b] fermé (= contenant ses extrémités), possède une structure autosimilaire: il est réunion de sous-intervalles stricts qui lui sont isomorphes, et même par des isomorphismes naturels. De même que l’on peut itérer indéfiniment la séparation en deux par le choix d’un point, on peut itérer à l’infini la décomposition correspondante d’un intervalle fermé comme réunion de deux intervalles fermés plus petits. Cela exprime l’homogéneité du continu. La construction de l’ensemble de Cantor et celle de ses analogues en dimension supérieure reposent sur cette autosimilarité de la droite, du plan, de l’espace. En fait, la construction de Cantor est la construction la plus simple de ce point de vue pour un sous-ensemble de l’intervalle [0,1]01[0,1] qui soit totalement discontinu, c’est à dire dépourvu de frontières (techniquement: ne contenant aucun intervalle), et non dénombrable ainsi que son complémentaire. Tant la notion de frontière que celle d’autosimilarité sont essentiellement topologiques. La différence entre points irrationnels et points rationnels disparaît lorsqu’on les considère en tant que coupures, et il ne reste que des bords tous isomorphes, ce qui exprime aussi l’homogéneité du continu.

Les paradoxes de Zénon sur l’impossibilité du mouvement reposent d’une part sur la question de la finitude d’une somme infinie de termes, qui heurte notre intuition vestibulaire liée à la marche, et d’autre part sur la question d’atteindre ou non en un temps fini une frontière située à distance finie. En l’absence du concept de vitesse la question est difficile! Or, à partir de l’antiphairesis, il a fallu du temps à la pensée scientifique pour accepter de diviser des longueurs par des temps (rappelez-vous: comparer ce qui est comparable). On peut dire que la définition de la vitesse est une retombée numérique de l’isomorphisme de Poincaré-Berthoz, qui n’était possible qu’après que l’antiphairesis ait cédé la place au quotient des longueurs pour comparer deux segments.999Les diagrammes d’Oresme du chapitre 2 de [C] peuvent s’interpréter comme une tentative de présenter ”à la grecque” (c’est à dire que les produits sont vus comme des aires) au moyen de diagrammes la longueur parcourue lors d’un mouvement comme un produit de ”quelque chose” par le temps, ce qui était sans doute la seule manière possible à l’époque de diviser de manière structurelle (par opposition à numérique) une longueur par un temps pour définir la vitesse moyenne. Cela souligne le fait que notre espace mental ne nous incite pas à nous demander combien de fois un temps “va” dans une longueur, même si l’on peut mesurer des distances en heures ou journées de voyage. Il nous faut d’abord les transformer en nombres par une mesure. La notion qualitative de vitesse fait évidemment partie de notre expérience primitive du monde et l’animal poursuivant sa proie en a une perception extrêmement précise, mais sa définition quantitative est assez complexe.

3 L’APPROCHE COGNITIVE N’EST PAS ANTHROPOMORPHIQUE

Rappelons les considérations de Poincaré dans [P] sur la “Mécanique anthropomorphique”, à propos des notions de force et de chaleur dont nous avons ”l’intuition directe”. Je renvoie aussi à ce qui vient d’être dit sur la vitesse:

…cette notion subjective ne peut se traduire en nombre, donc elle ne sert à rien…

et, plus loin:

L’anthropomorphisme a joué un rôle historique considérable dans la genèse de la mécanique; peut-être fournira-t-il encore quelques fois un symbole qui paraîtra commode à quelques esprits; mais il ne peut rien fonder qui ait un caractère vraiment scientifique, ou un caractère vraiment philosophique.

Mais il y a une grande différence entre le fait de rechercher les fondements de la science dans les sensations et le fait de rechercher les fondements de la signification de la science dans la structure des systèmes de perception et d’action et dans la pensée de bas niveau. Ce que nous proposons ici diffère beaucoup d’une approche anthropomorphique au sens où l’entend Poincaré.

Celui-ci réfute à juste titre l’idée d’une relation directe entre nos sensations et la science quantitative. Il dénie même, encore à juste titre, une signification philosophique à ces relations mal définies entre la description scientifique des phénomènes et la perception qualitative que nous pouvons en avoir.

Je propose l’idée d’une relation très forte entre les modes d’intégration des données de nos différents systèmes de perception et de leurs états qui permettent une perception unifiée de notre environnement et la signification des objets mathématiques que nous utilisons pour décrire cet environnement.

J’y ajoute l’importance pour la construction scientifique des pulsions simplificatrices inconscientes que j’appelle de bas niveau, auxquelles Poincaré ne fait pas référence mais dont la reconnaissance me semble aussi nécessaire que celle du caractère quantitatif sur lequel il insiste.

En revanche, l’approche cognitiviste met en évidence le fait que nos constructions mathématiques sont fortement dépendantes d’un système perceptif et de pulsions que nous partageons en grande partie avec les primates (cf. [T2], [T3]). Des êtres pensants ayant les perceptions de poulpes construiraient peut-être les mêmes objets mathématiques mais pas pour les mêmes raisons ni avec la même signification.

4 L’APPROCHE COGNITIVE N’EST PAS REDUCTIONNISTE

Il faut peut-être défendre ce point de vue contre une accusation de réductionnisme. Bien sûr la signification n’est pas “câblée” dans notre cerveau et n’est pas réductible à la physico-chimie. L’idée qui me semble la plus pertinente est encore due à Thom: L’investissement des ”prégnances” de sens sur des ”saillances” de langage (ici la ”droite mathématique”) est une opération du type ”création de langage” qui n’obéit pas au principe de Curie (les symétries des causes se retrouvent dans les symétries des effets ) et par conséquent n’est pas susceptible d’une description formelle (cf. [Th], pp. 113-116 et 310-311). S’il y a réduction, elle est indescriptible!

Une autre manière de le dire est que les neurosciences nous apprennent entre autres qu’au niveau physico-chimique notre cerveau est le siège de phénomènes d’une complexité dont notre “pensée pensante” n’a aucune idée. Il y a des dynamiques sur plusieurs échelles qui interagissent, et bien d’autres sources de complexité. Cela étant admis, quelle signification aurait une ”réduction” de la pensée à des phénomènes physico-chimiques? Ce n’est vraiment pas du tout comparable avec la réduction de la chimie aux interactions moléculaires, qui d’ailleurs est loin d’être complètement faisable en pratique parce qu’elle est elle-même d’une grande complexité. La biologie n’a pas encore trouvé son Gödel, celui qui convaincra les pratiquants de la discipline que tout ce qui est observable n’est pas rationnellement déductible de principes et de faits élémentaires. En revanche, l’analyse neurophysiologique, l’imagerie et la modélisation apportent des informations précieuses (et parfois d’une précision spectaculaire, voir [Pe2]) sur des mécanismes précis à des échelles précises, et suggèrent de nouveaux concepts.

5 IT’S THE GEOMETRY, STUPID!

(Voir [Car])

La seule signification de la phrase kantienne “L’espace est une donnée a priori de la conscience” qui me soit accessible est que notre rapport à l’espace est immédiat au sens étymologique.

C’est me semble-t-il dû exactement à cette identification de nos perceptions visuelles, vestibulaires et motrices décrite dans [B1], et c’est une source inépuisable d’images et d’analogies, qui nous sont des ”modèles” proto-mathématiques de dynamiques très élaborées.

Il faudrait étudier la manière dont l’isomorphisme de Poincaré-Berthoz s’étend aux courbes, trajectoires dynamiques aussi bien que visuelles, qui ont les mêmes propriétés topologiques que la droite, mais qui ne sont pas aussi évidemment autosimilaires.

Le concept de trajectoire ramène (au prix de la construction d’un espace de phases) notre conception de l’évolution temporelle de tout système mécanique, si compliqué soit-il, à la trajectoire d’un caillou que l’on lance dans notre espace. D’ailleurs il serait sans doute plus pertinent, comme l’avait déjà vu Poincaré, de dire que l’espace-temps, ou plutôt le mouvement est une donnée a priori de la conscience.

L’intégration du temps comme dimension est permise par l’isomorphisme de Poincaré-Berthoz, mais celui-ci n’épuise pas le sujet; d’autres phénomènes perceptifs de nature analogue régissent sans doute la création de l’idéalité mathématique du mouvement.

Une partie des mathématiques consiste à créer, au moyen de la méthode axiomatique, des espaces dans lesquels nous pouvons nous mouvoir -en pensée- ”presque” comme dans notre espace usuel, mais dont les points ont des significations très abstraites: ils peuvent représenter des fonctions, des ensembles de ”nombres”, des mesures, des lois de probabilité, des objets géométriques, etc. Nous y transportons la notion de distance à laquelle nous sommes habitués depuis des centaines de générations, ou encore celle des symétries de l’espace, et elle permet de démontrer par exemple des résultats portant sur les solutions d’équations aux dérivées partielles ou, dans le cas de la Géométrie des nombres de Minkowski, sur les solutions d’équations diophantiennes.

J’aime résumer cela en disant que nous ne comprenons un théorème que lorsque nous avons réussi à l’expliquer au primate qui est en nous (et qui a été entraîné à cela pendant notre formation).

Mais presque tout reste à comprendre de la manière dont la représentation formelle intègre ce qui provient de l’utilisation dans ces espaces de notre intuition de l’espace à trois dimensions ou plutôt, encore une fois, du mouvement. Cela revient à décrire une toute petite partie de la manière dont l’inconscient donne au langage sa structure et sa signification (cf. [T2]). Je renvoie aussi au texte [G1] de Girard.

Par ailleurs l’interprétation perceptive de certains objets fondamentaux comme l’ensemble des entiers n’est certainement pas épuisée par une approche géométrique, et la marche n’est qu’un exemples des actions ou phénomènes répétitifs ou périodiques dont le rapprochement avec le dénombrement des objets fonde me semble-t-il la signification des entiers. La danse trouve probablement en partie son origine dans un lien perceptif entre la marche et d’autres mouvements périodiques du corps et les perceptions auditives périodiques.

Il semble par ailleurs que, au cours du développement, notre perception immédiate des nombres (ou plutôt des cardinaux finis) est beaucoup plus affectée par l’acquisition du langage que notre perception de l’espace.

6 CONCLUSION:

Il me semble que l’on peut dire que l’isomorphisme de Poincaré-Berthoz constitue l’objectivité de la signification de l’idéalité mathématique appelée droite. Cette signification n’a donc pas d’existence absolue, indépendante d’un être dont la perception puisse construire cet isomorphisme, et son objectivité est plutôt un fait de nature intersubjective entre de tels êtres.

La construction classique de la droite réelle à partir des entiers de la théorie des ensembles, par passage aux nombres rationnels puis par complétion (ou construction de coupures) jusqu’aux nombres réels constitue l’objectivité de la vérité des énoncés concernant l’idéalité mathématique appelée droite. Si l’on admet l’objectivité de l’ensemble des entiers, celle de la droite est inattaquable. Cependant, des êtres ayant d’autres perceptions la constitueraient peut-être par un autre chemin.

La relation entre ces deux constructions d’idéalités n’est pas immédiatement évidente. L’usage intermédiaire des rationnels peut être vu comme une première tentative d’atteindre la divisibilité du continu dont il a été question plus haut. Son échec est manifesté par l’existence de coupures irrationnelles dans l’ensemble des nombres rationnels et l’ajout de celles-ci suffit pour obtenir l’objet qui, comme la droite visuelle, contient toutes les frontières que l’on peut imaginer d’y tracer. Le fait d’admettre que ces deux constructions ”parlent de la même chose” est entre autres une assertion sur le rapport entre discret et continu et est un vrai sujet de philosophie des mathématiques, dont l’interprétation donnée ici me semble compatible avec (mais pas du tout épuisée par) le Platonisme Gödelien dont Petitot se fait l’avocat dans [LAB].

Les réflexions présentées ici partagent avec celles de Gilles Châtelet dans son superbe livre [C] une même quête ”irrationnelle” du sens des constructions physiques ou mathématiques mais les chemins suivis, s’ils se rapprochent parfois, ne sont pas les mêmes. Bien que les réflexions de Châtelet soient beaucoup plus élaborées que celles de ce texte, j’espère pouvoir faire ailleurs quelques comparaisons.

J’espère aussi avoir convaincu le lecteur par ces quelques exemples encore très peu développés qu’il était intéressant de rechercher dans la structure extrêmement riche de notre système inconscient de perception de notre environnement et de pulsions simplificatrices le fondement de la signification de certaines des idéalités et de certains des résultats des mathématiques.

Je remercie Philippe Courrège de sa lecture aigüe et de ses critiques constructives.


Bibliographie

[B1] Berthoz, A., 1997, Le sens du Mouvement, Editions Odile Jacob.

[B2] Berthoz, A., 2003, La Décision, Editions Odile Jacob.

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