Première valeur propre du laplacien, volume conforme et chirurgies
Résumé.— On définit dans cet article un nouvel invariant differentiel des variétés compactes par , où désigne le volume conforme de la variété pour la classe conforme , et on montre que cet invariant est uniformément majoré. La principale motivation est qu’on en déduit une majoration de l’invariant de Friedlander et Nadirashvili défini par .
La démonstration consiste à étudier comment évolue l’invariant quand on pratique des chirugies sur .
Mots-clefs : première valeur propre du laplacien, volume conforme, chirurgies.
Abstract.— We define a new differential invariant a compact manifold by , where is the conformal volume of for the conformal class , and prove that it is uniformly bounded above. The main motivation is that this bound provides a upper bound of the Friedlander-Nadirashvili invariant defined by .
The proof relies on the study of the behaviour of when one performs surgeries on .
Keywords : first eigenvalue of Laplacian, conformal volume, surgeries.
MSC2000 : 58J50, 35P15
1 Introduction
Si est une variété riemannienne compacte de dimension , on notera la première valeur propre du laplacien sur pour la métrique . Dans [FN99], L. Friedlander et N. Nadirashvili ont défini un nouvel invariant différentiable des variétés compactes en posant
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où désigne la classe conforme de la métrique riemannienne . L’invariant est bien défini car on sait que (voir [LY82], [ESI86] et [FN99]).
L’invariant est très mal connu. En dimension 2, on peut déduire de [LY82] que et en utilisant le fait que ces deux surfaces n’ont qu’une seule classe conforme, et A. Girouard a montré dans [Gi] que , où désigne la bouteille de Klein. Mais en dimension plus grande, on sait seulement que (voir [FN99] et [CES03]).
L’objet de cet article est de montrer qu’à dimension fixée, l’invariant est uniformément majoré :
Théorème 1.2
Il existe une constante telle que pour toute variété compacte de dimension , on a .
La démonstration du théorème 1.2 s’appuie essentiellement sur des arguments géométriques et topologiques, ce qui contraste avec les résultats d’A. Girouard qui utilisent surtout des techniques d’analyse. En effet, le point de départ de la démonstration consiste à se ramener à un problème sur le volume conforme. Cet invariant conforme des variétés compactes est défini par
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l’application parcourant l’ensemble des immersions conformes de dans , et désignant le groupe de Möbius de dimension , c’est-à-dire le groupe des difféomorphismes conformes de . La propriété du volume conforme qui nous intéresse ici est qu’il permet de majorer uniformément la première valeur propre du laplacien sur une classe conforme:
Théorème 1.4
Si est une variété riemannienne compacte, alors
Ce théorème est démontré pour dans [LY82], et généralisé en toute dimension par A. El Soufi et S. Ilias dans [ESI86].
On peut déduire immédiatement du théorème 1.4 la majoration . On est donc ramené à majorer l’invariant différentiel , qu’on appellera volume de Möbius dans la suite de ce texte. Cette dénomination ce justifie par le fait qu’on peut reformuler la définition de cet invariant par
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la différence avec le volume conforme étant que parcourt l’ensemble de toutes les immersions de dans sans restriction. La référence aux métriques et au classes conformes sur a donc disparu, seuls interviennent la métrique canonique de la sphère et l’action du groupe de Möbius . Notons aussi que la minoration classique implique que .
On va donc montrer le
Théorème 1.6
Il existe une constante telle que pour toute variété compacte de dimension , on a .
L’idée de la démonstration consiste à étudier comment varie le volume de Möbius quand on pratique des chirurgies sur la variété. Nous distinguerons deux cas: dans la section 2 nous traiterons le cas de la dimension 2 en expliquant les aspects géométriques de la démonstration, et dans la section 3 nous verrons le cas des dimensions plus grandes, pour lequel les aspects topologiques demandent plus de travail.
Notons qu’en dimension 2, le théorème 1.6 peut se déduire des travaux sur les immersions de surfaces dans . On définit la fonctionnelle de Willmore d’une surface immergée dans par , où désigne la courbure moyenne de . D’une part, P. Li et S. T. Yau obtiennent dans [LY82] l’inégalité et d’autre part R. Kusner a montré dans [Ku89] que toute surface admet une immersion telle que . Il en découle immédiatement que dans le théorème 1.6, on peut choisir .
On peut se demander si l’égalité caractérise la sphère canonique; rappelons que la même question a été posée au sujet du volume conforme par P. Li et S. T. Yau dans [LY82] et qu’elle est encore ouverte actuellement.
Je remercie Bernd Ammann pour plusieurs discussions instructives autour de la théorie du cobordisme.
2 Dimension 2
Nous allons d’abord reformuler la définition du volume de Möbius. Si est un élément quelconque de et une isométrie de la sphère , alors pour toute immersion de dans . On peut donc écrire
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où est une sous-ensemble de (pas nécessairement un sous-groupe) tel que tout élément de s’écrive sous la forme avec et .
Il existe plusieurs choix possibles pour , mais l’un d’entre eux est particulièrement adapté à la démonstration qui suit. En projetant stéréographiquement la sphère sur , on se ramène à considérer des immersion en calculant les volumes pour la métrique où désigne la métrique euclidienne canonique. On peut alors choisir pour l’ensemble des homothéties et des translations de (voir le théorème 3.5.1 de [Be83]).
Supposons maintenant que . On va montrer que pour une surface compacte donnée, on peut contrôler le volume de Möbius de la variété obtenue par adjonction d’une anse à en fonction du volume de Möbius de . On pourra alors conclure par une récurrence sur le genre de la surface.
On commence par fixer un réel et choisir une immersion de dans un espace telle que
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c’est-à-dire que est proche de réaliser à la fois la borne supérieure et la borne inférieure dans la définition (2.1). On va construire une immersion de à partir de et chercher à contrôler pour tout .
La variété est obtenue à partir de par adjonction d’une anse. On obtient donc une immersion de en ajoutant une anse fine à (voir figure 1). Dans la suite, cette anse sera un tube centré sur un arc de courbe fixée et de rayon variable. On peut en outre choisir cette courbe de sorte que l’anse ne coupe jamais , quitte à choisir suffisamment grand.
On doit chercher à contrôler le volume de pour tout . Pour cela, un élément crucial est le fait que si l’anse ou est projeté près du point sous l’action de , son volume devient négligeable pour la métrique , même si le rapport d’homothétie de est grand: en effet, une homothétie de rapport va multiplier l’aire euclidienne par , mais dans la formule la norme de est de l’ordre de pour les parties de projeté près de l’infini et donc leur aire devient petite quand devient grand.
Pour tout , on notera son rapport d’homothétie. Si on se donne une constante , on peut trouver tel que si alors pour tout tel que le volume de l’anse transportée par reste négligeable, c’est-à-dire que et donc d’après (2.1). Si est suffisamment grand, l’argument précédent s’applique aussi pour quand l’homothétie envoie l’anse près de l’infini, auquel cas son volume est aussi négligeable. Il reste donc à traiter la situation où et qu’une partie de l’anse reste proche de l’origine, qui se scinde en deux cas: est envoyé près de l’infini par (c’est-à-dire qu’on fait un zoom sur (a) dans la figure 1), ou bien la la partie de l’anse proche de l’origine est aussi proche du point d’attache à (zoom sur (b) dans la figure 1).
Dans le premier cas, on va comparer au volume d’un cylindre infini (figure 2). Notons le cylindre d’équation et dans . Si est suffisamment grand par rapport à la courbure de l’anse, le volume de peut être approché par celui d’un cylindre homothétique à , c’est-à-dire que
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où .
Dans le second cas, on peut choisir suffisamment grand par rapport à la courbure de l’anse et de , de sorte qu’on puisse approcher le volume de par celui d’un plan privé d’un disque auquel on recolle un demi-cylindre (figure 4). On sait que le volume de ce plan pour la métrique sphérique est majoré par le volume de la sphère (voir [LY82] ou [ESI86]). On a donc dans ce cas la majoration
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Dans le cas précédent et dans la figure 4, on a considéré que l’immersion n’est pas lisse au niveau de la jonction de l’anse. Étant donné un réel , on peut lisser de sorte que les approximations faites précédemment restent valables tant que . On choisit suffisamment grand pour que si , la courbure du cylindre devienne négligeable. La zone (c) dans la figure 4 peut alors être représenté comme sur la figure 4 par deux demi-plans reliés par un quart de cylindre. le volume de peut alors être grossièrement majoré celui de deux plans et d’un cylindre, c’est-à-dire :
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Finalement, quel que soit , on a
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et ce pour tout . Si on pose , on a donc
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et par conséquent .
Comme toutes les surfaces compactes peuvent s’obtenir par adjonction d’anses à partir de la sphère et du plan projectif dont les volumes de Möbius sont inférieurs à , on en déduit par une récurrence sur le genre de la surface que
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pour toute surface compacte .
3 Dimension supérieure ou égale à 3
La démonstration du théorème 1.6 dans le cas général se déroule de la même manière qu’en dimension 2. L’idée est d’étudier comment évolue de volume de Möbius quand on procède sur la variété à des chirurgies, ce qui généralise l’adjonction d’anse. On se référera aux livres [Ra02] (chapitres 1, 2 et 6) et [Ko07] (chapitre VI et VII) pour les aspects topologiques de la démonstration.
Plus précisément, si est une sphère plongée dans dont le fibré normal est trivial, on peut trouver un voisinage tubulaire de difféomorphe à . Une chirurgie de le long de consiste alors à construire une nouvelle variété en privant de ce voisinage tubulaire et en recollant le long du bord ainsi créé la variété , ce procédé pouvant s’effectuer de manière lisse. On appelle degré de la chirurgie la dimension de la sphère . Par exemple, l’adjonction d’anse vue dans la partie précédente est une chirurgie de degré (voir le premier chapitre de [Ra02]).
Sur le modèle du paragraphe précédent, on obtient le résultat suivant :
Proposition 3.1
Soit et . Il existe une constante telle que si est une variété obtenue par chirurgie de degré sur une variété compacte de dimension , alors .
Nous ne détaillerons pas la démonstration car c’est la même qu’en dimension 2: après avoir choisi une sphère à fibré normal trivial et une immersion vérifiant (2.2), on obtient une immersion en enlevant à un voisinage tubulaire de de rayon et en recollant le long du bord une anse . Le rôle du cylindre est joué par le produit . On voit que pour que le volume de l’anse tende vers zéro quand , il est indispensable que la sphère soit de dimension au moins 1. C’est la raison pour laquelle on a exclu le cas dans la proposition 3.1.
Des arguments classiques de la théorie du cobordisme permettent maintenant de déterminer quelles variétés on peut obtenir à partir d’une variété donnée à l’aide de chirurgies de degré au plus . Rappelons que deux variétés compactes (pas nécessairement connexes) et de dimension sont cobordantes s’il existe une variété à bord de dimension dont le bord est l’union disjointe de et que la relation ainsi définie est une relation d’équivalence sur l’ensemble des variétés compactes. Plus précisément, on appelle cobordisme non orienté cette relation. Nous auront besoin en outre d’une autre notion de cobordisme, appelée cobordisme orienté définie uniquement sur les variétés orientées : une orientation sur la variété à bord induit une orientation sur son bord, deux variétés orientées et de dimension sont alors cobordantes s’il existe une variété orientée dont le bord est la réunion de et , désignant la variété munie de son orientation opposée (on considère sur l’orientation induite par celle de et la donnée d’une normale sortante). Rappelons aussi que deux variétés orientées peuvent être cobordantes au sens du cobordisme non orienté sans l’être au sens du cobordisme orienté. Dans la suite de ce texte, les cobordismes entre variétés orientables seront toujours considérés au sens orienté.
La démonstration du théorème 1.6 va se poursuivre en traitant de manière analogue, mais distincte, les cas des variétés orientables et non orientables.
Proposition 3.2
Soit et deux variétés connexes compactes de même dimension . Si et sont cobordantes et toutes deux orientables (resp. non orientables), alors peut être obtenue à partir de par une suite finie de chirurgies de degré au plus .
Démonstration : Rappelons d’abord quelques résultats classiques de la théorie de Morse de de la théorie du cobordisme (sur ce sujet, on peut consulter le chapitre 2 de [Ra02] ou le chapitre VII de [Ko07]). Soit une variété dont le bord est (ou dans le cas orienté). On peut trouver une fonction de Morse telle que , , dont les points critiques vérifient et telle que la suite des indices des points critiques soit croissante (voir [Ko07], ch. VII, sections 1 et 2). On sait alors que si , les courbes de niveau sont difféomorphes entre elles quand varie entre deux valeurs critiques successives, et que si l’intervalle ne contient qu’une seule valeur critique , on peut passer de à par une chirurgie de degré . On peut donc passer de à par une suite finie de chirurgies de degrés croissants, et on veut montrer qu’on peut se passer des chirurgies de degré .
Si est orientée, la donnée d’un champ de vecteur transverse aux courbes de niveau (par exemple le gradient de ) induit une orientation sur ces courbes de niveau. Si et sont orientées, on peut donc se ramener au cas où on passe de à uniquement par des chirurgies de degré . On a la même conclusion si et sont non orientables car une variété non orientable reste non orientable après des chirurgies de degré 0 à . On va montrer que dans les deux cas, ces chirurgies de degré peuvent être remplacées par des chirurgies de degré 1.
Remarquons d’abord que l’opération inverse d’une chirurgie de degré est une chirurgie de degré . En partant de , on peut donc obtenir en pratiquant des chirurgies de degré 0, c’est-à-dire en ajoutant des anses. Ces chirurgies peuvent a priori être de deux types, orientable (comme celle qui permet de passer de à ) ou non orientable (comme pour passer de à , ce cas étant exclu si et sont orientables). Dans le premier cas, on peut détruire l’anse à l’aide du lemme d’élimination de Smale (voir [Ko07], ch. VI, théorème 7.4) en pratiquant une chirurgie le long d’un cercle traversant l’anse comme sur la figure 5. Cela suffit pour conclure dans le cas où et sont orientables. Dans le cas où et ne sont pas orientables, le lacet n’est pas nécessairement orientable (c’est-à-dire que son fibré normal n’est pas forcément trivial et par conséquent son voisinage tubulaire n’est pas un produit ) et ne permet donc pas forcément de chirurgie. Mais comme est non orientable, on peut trouver un second lacet non orientable dans qui est indépendant de l’anse, l’un des lacets et est alors orientable et permet une chirurgie qui supprime l’anse.
On déduit aisément des proposition 3.1 et 3.2 que le volume de Möbius est uniformément majoré sur une classe de cobordisme orienté et sur l’ensemble des variétés non orientables d’une classe de cobordisme non orienté.
Il reste à montrer qu’à dimension fixée, on peut trouver dans les deux cas un majorant indépendant de la classe de cobordisme. Le cas non orientable est le plus simple : R. Thom a entièrement déterminé dans [Th54] l’ensemble des classes de cobordisme non orienté (théorème IV.12). En particulier, il n’y en a qu’un nombre fini à dimension fixée.
Dans le cas orientable, on utilisera le fait que l’ensemble des classes de cobordisme de dimension peut être muni d’une structure de groupe abélien en posant , l’élément neutre étant la classe de la sphère. R. Thom a aussi montré dans [Th54] que ce groupe est de type fini (théorème IV.15), il suffit donc de majorer le volume de Möbius d’une somme de variétés.
Proposition 3.3
Il existe une constante telle que si et sont deux variétés compactes de même dimension alors .
Démonstration : On se donne deux immersions , de dans une même espace muni de la métrique sphérique, pour un entier suffisamment grand, telles que
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On se donne par ailleurs une translation de vecteur , et on définit une immersion en posant et .
Si est suffisamment grand, le volume de est négligeable et on a . Si on se donne un élément on a , et tant que reste près de l’infini, son volume est négligeable.
Si se rapproche de l’origine, deux situations peuvent se produire. La première est que est envoyé près de l’infini, et on a alors
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La seconde possibilité est que et soient tous les deux proches de l’origine, mais alors le rapport d’homothétie de est petit et le volume des deux immersions est négligeable.
Dans tous les cas, on a bien la majoration . Comme on peut passer de à par une chirurgie de degré 0, le volume de Möbius de est bien majoré.
À partir d’une majoration du volume de Möbius sur des représentants des générateurs du groupe de cobordisme orienté, on obtient donc cette majoration sur des représentants de toutes les classes de cobordisme.
Références
- [Be83] A. Beardon – The geometry of discrete groups, Springer Verlag, 1983.
- [CES03] B. Colbois et A. El Soufi – « Extremal eigenvalues of the Laplacian in a conformal class of metrics: the “conformal spectrum” », Ann. Global Anal. Geom., 23 (4), p. 337–349, 2003, math.DG/0409316.
- [ESI86] A. El Soufi et S. Ilias – « Immersions minimales, première valeur propre du laplacien et volume conforme », Math. Ann., 275 (2), p. 257–267, 1986.
- [FN99] L. Friedlander et N. Nadirashvili – « A differential invariant related to the first eigenvalue of the Laplacian », Internat. Math. Res. Notices, 17, p. 939–952, 1999.
- [Gi] A. Girouard – « Fundamental tone, concentration of density to points and conformal degeneration on surfaces », Canad. J. Math., à paraître, math.SP/0510279.
- [Ko07] A. Kosinski – Differential manifolds, Dover publications, 2007.
- [Ku89] R. Kusner – « Comparison surfaces for the Willmore problem », Pacific J. Math., 138 (2), p. 317–345, 1989.
- [LY82] P. Li et S.T. Yau – « A new conformal invariant and its applications to the Willmore conjecture and the first eigenvalue of compact surfaces », Invent. Math., 69 (2), p. 269–291, 1982.
- [Ra02] A. Ranicki – Algebraic and geometric surgery, Oxford University Press, 2002.
- [Th54] R. Thom – « Quelques propriétés globales des variétés différentiables », Comment. Math. Helv., 28, p. 17–86, 1954.
Pierre Jammes
Université d’Avignon et des pays de Vaucluse
Laboratoire d’analyse nonlinéaire et géométrie (EA 2151)
F-84018 Avignon
Pierre.Jammes@univ-avignon.fr